Viviane, dans l’avion qui survolait l’Atlantique pensait à Lancelot. Lui qui ignorait tout des avancées de la robotique, comment aurait-il pu imaginer qu’un navire en fer pesant des milliers de tonnes pouvait s’élever dans les airs comme un oiseau ? Depuis leur rencontre, elle voyait les progrès techniques par ses yeux. Les premiers navigateurs mettaient des semaines pour rejoindre l’Amérique dans un inconfort quasi absolu. Cependant, assise dans la cabine pressurisée, à 800 km à l’heure, elle se dit que Lancelot aurait probablement préféré la mer et ses tempêtes. Elle ne l’imaginait pas coincé sur son siège pendant cinq heures à préserver les quelque cinquante centimètres qui lui étaient impartis contre les débordements de ses voisins ensommeillés. Il aurait également préféré le risque du scorbut au goût insipide du plateau-repas.
Mais elle ne se découragerait pas, elle lui montrerait les avantages des voyages modernes. Ils feraient le tour du monde. Ils iraient à Bénarès, à Vladivostok, à Hawaï. Ils déambuleraient dans les marchés d’Istamboul, sur les plages de Rio de Janeiro. À cette idée, son cœur sautait de joie dans sa poitrine. C’était un peu cher, mais dès son MBA terminé, elle chercherait un poste bien payé. Lancelot devait avoir une bonne situation s’il avait pu louer un carrosse de cette taille, tiré par quatre chevaux pour un simple bal costumé. Le problème serait seulement de trouver du temps.
Par le hublot, elle observa Manhattan et ses gratte-ciel avec les yeux de Lancelot. Elle atterrit à JFK, s’empara de sa valise sur le tapis roulant, franchit des quantités d’escalators, prit le métro, sorte de bête monstrueuse grignotant le sous-sol dans un bruit infernal et gagna sa chambre d’université. Elle ouvrit son iPad. Il n’y avait pas de message provenant de Lancelot.
Le temps de défaire sa valise et le décalage horaire la terrassa. Elle s’endormit.
Elle rêva que Lancelot l’emmenait dans le palais de son père. Elle était reçue avec des marques d’affection qui la touchaient, plus habituée aux rapides embrassades de ses parents débordés de travail. Elle découvrait les murailles, le donjon, le palais et ses fenêtres à meneaux, les pièces larges et aérées. Une foule de serviteurs se pressaient dans les escaliers. Elle notait l’inconfort des meubles, la propreté très relative des chemises et des sols, l’odeur d’humidité des murs. Les animaux omniprésents laissaient des crottes partout qu’on recouvrait d’un peu de paille. Les gardes braillaient à bouche que veux-tu. Les femmes se hélaient à travers la cour et les fenêtres. Les roues des charrettes vous rompaient les tympans. Mais en définitive, ce n’était guère plus bruyant que le vol des avions toutes les deux minutes au-dessus de chez elle. Et c’était plus vivant. Le temps s’étirait sans aucun problème. Dix bonnes minutes étaient nécessaires pour ouvrir ou fermer le pont-levis. Les soirées se passaient à deviser, à chanter, à réciter des poèmes. Elle voyait beaucoup de boiteux, de manchots, de colonnes vertébrales tordues, la peau se dévoilait dans les mouvements du travail quotidien. Il en découlait une présence des corps plus sensuelle que la nudité sportive et lisse affichée autour du SPA ou du sauna.
(à suivre)
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