Un saut de trois jours à Tougin pour la pose d’un revêtement dans notre chambre et la fermeture de la maison. Comme toujours, le contraste entre la vivacité des rues parisiennes et le calme du hameau nous a pris de court.
Mon piano m’aide à faire la transition. J’aime gigoter des doigts, me battre avec une mémoire défaillante, écouter chaque note, l’améliorer. Quand je crois une mélodie définitivement perdue, elle resurgit mystérieusement. Malgré ma maladresse, j’ai l’impression de renouer avec l’âme du village. Parfois les oiseaux me répondent.
Et j’aime les promenades le long de l’ancienne voie ferrée. En arrivant le Jura était poudré, puis la neige est tombée à gros flocons. En partant les crêtes dévoilaient de blanches et lumineuses rondeurs.
Une délicieuse tartiflette savoyarde gratinée nous a réunis chez Denis et Jacqueline avec Marcel et l’autre Jacqueline. Ah, ces conversations, toujours agrémentées de souvenirs savoureux, enracinées dans le travail de la terre, le bricolage, les nouvelles de chacun, le temps qui passe, la familiarité avec la nature ! Denis et Marcel ont été élevés dans des fermes. Elles peuvent durer des heures. Mais il fallait finir de vidanger le chauffe-eau. Aperçu Nick et son chien Jarvis. Deux mots avec Angiane. Un long téléphone avec Henriette (pas le temps d’aller à Genève, surtout avec les plaques de neige sur la route). Une bière avec Agnès. On s’est souhaité de bonnes fêtes de fin d’année. Et nous sommes repartis.
Foule à la gare de Bellegarde. Des cars déposaient ou prenaient des voyageurs naufragés en raison de la fermeture de la gare de Genève. Et foule à Paris. Banlieusards et touristes du week-end, manifestations (et on n’a pas fini !). Heureusement, l’appartement est tranquille.
Dimanche, nous avons été avec Julien et Thomas voir l’exposition de street art qui se terminait à la Grande Poste du Louvre. Une queue de cinquante mètres nous a dissuadés d’y entrer. Nous nous sommes contentés de regarder les grands panneaux installés dans la cour. Des graffeurs entourés de bombes et de seaux s’agitaient devant l’un d’eux. Du « live ».
Une fois de plus, j’ai été frappée d’un manque d’imagination. Toujours les mêmes têtes de lions, les mêmes monstres, les mêmes femmes érotiques et fantasmées, les mêmes couleurs criardes. Une disparition de la sensation au profit du sensationnel. Il faut crier pour se faire entendre. Le buzz avant tout. Et pourtant, j’ai trouvé quelque chose de touchant, dans cette volonté farouche et désespérée de laisser des traces dans notre monde industrialisé, numérisé, déshumanisé.
Et lundi, j’étais contente de retrouver mon atelier.
Hier soir, en bas de la cage d’escalier, j’ai rencontré Céleste, ma petite voisine du troisième
Elle m’a dit qu’elle venait de finir l’ENSBA, l’École nationale des Beaux-Arts de Paris et qu’elle avait désormais un atelier à Ivry. Nous avons discuté longuement. Sur son site, j’avais vu et apprécié son installation d’une performance dans le Vercors, une sculpture en bois haute et légère, exprimant la fragilité de la nature. J’en avais aimé les frémissements, une liberté vivifiante. Elle avait passé une année en Corée dans le cadre d’échanges culturels.
Je connais Céleste depuis sa naissance. Enfant unique, fêtée par des parents originaux qu’on voyait s’élancer, blottis l’un contre l’autre sur une grosse moto silencieuse pour le plaisir d’arpenter la ville. Elle fut une enfant rieuse, au visage arrondi encadré de boucles blondes, céleste. À la retraite, ses parents se sont installés dans le Vercors et elle vit dorénavant dans l’appartement familial. Elle me donne des nouvelles quand nous nous rencontrons dans l’escalier et naturellement nous parlons de nos travaux et de l’avenir de l’art.
Gagner sa vie dans ce domaine n’est pas facile, elle se trouve à un moment délicat de son existence. M’avouant n’avoir pas trop la bosse de l’enseignement, elle me dit :
— On participe à des concours et nos projets peuvent être retenus par des galeries. Beaucoup d’appelés, peu d’élus !
Comme je lui demandais si elle avait le sens des affaires, elle me répondit négativement.
— C’est pourtant le critère principal pour réussir ! Savoir se vendre. On ne vous apprend pas ça à l’école, aujourd’hui ?
Elle hocha la tête, sans plus.
J’ai insisté :
— C’est pourtant la définition de l’art donnée par « La banane ».
Elle me jeta un regard triste :
— Je n’aime pas la banane ! dit-elle, à voix basse, sur un ton de confidence.
Une banane scotchée sur un panneau blanc vient d’être vendue chez Sotheby pour 6 200 000 $.
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