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Je vais rarement voir des expositions. Mes amis m’y pressent, mais j’attends la dernière minute et le plus souvent, je me réveille trop tard. Cette semaine, nous sommes allés voir celle d’Edvard Munch au musée d’Orsay, puis celles de Garouste et Alice Neel à Pompidou. C’était beaucoup, d’autant plus que nous avions vu les portraits de Kokoschka, il n’y a pas si longtemps.

Je repense à la réponse de mon ami David Azuz, alors que je lui proposais d’aller au Palais de Tokyo, pourtant pas loin de nos ateliers :

— Tu sais, je ne vais plus aux expositions. Soit elles me rasent, soit je suis jaloux !

Il m’avait fait rire. Aurai-je dû m’indigner ?

Comment ne pas être jaloux devant les peintures de Goya, de Manet, de tant d’autres ? Comment, pourquoi prendre ses pinceaux après de tels chefs d’œuvre ? Quelle force mystérieuse qui nous y pousse!

Mais voilà ! Difficile de ne pas passer à côté de Munch, l’auteur du Cri, le tableau le plus célèbre au monde après La Joconde. Garouste risquait de m’ennuyer, j’avais vu une de ses premières expositions (nous étions à l’École des Beaux-Arts de Paris en même temps) et je n’avais pas été très emballée, mais Pierre et Marie m’y avaient vivement encouragée. Seule Alice Neel m’attirait vraiment, elle avait peint avec simplicité ses amis à la maison, une démarche proche de la mienne.

Autrefois, j’entrais dans les musées avec une incroyable liberté. Ah, ces déambulations dans le Musée du Louvre à l’heure du déjeuner plutôt que d’aller à la cantine de l’école ! Ces découvertes, mes coups de cœur, ces liens qui se créaient peu à peu ! Les premières grandes salles, L’Enterrement à Ornans, la grande galerie et la peinture italienne, française (la dame qui pince le téton de sa voisine…), le petit escalier qui menait à La Jeune orpheline de Delacroix, aux Corot ! À peu près seule dans cette immensité, c’était mon jardin, mon palais secret, des fenêtres duquel je voyais couler la Seine et vivre Paris.

Aujourd’hui, une foule s’y presse. Des files d’attente sont canalisées en rubans labyrinthiques à l’entrée, et aussi à l’intérieur devant La Joconde enfermée dans une cage de verre anti balles.

Désormais, ces visites s’apparentent à un parcours du combattant. Il faut réserver à l’avance, choisir sa file, ruser avec l’affluence, attendre qu’un tableau se dégage. Plus question de bouger sans se cogner, il faut veiller à tout, se faufiler comme à la foire. Alors nous réservons à l’heure d’ouverture, nous filons aux dernières salles encore vides et revenons vers la foule agglutinée devant les explications. C’est ainsi que j’ai pu voir Le Pape Innocent X de Vélasquez, seuls, comme si je l’avais surpris à son réveil.

Munch. Aperçu entre les têtes des visiteurs, son expressionnisme n’est pas ma tasse de thé, comme on dit aujourd’hui. Mais peut-on comparer ce paisible breuvage évoquant la tante Léonie de Marcel Proust, aux tourments d’un homme qui durant toute sa vie a oscillé entre notoriété et hôpital psychiatrique. Le Cri n’était pas exposé, mais d’autres de la même période montraient le même effroi. Pierre Christin avait semblé perturbé par le succès dès l’origine de cette œuvre très difficile d’accès tant par la forme que par son contenu. On peut se poser la même question devant les portraits peu flatteurs de Kokoschka à Vienne. Un état d’esprit généralisé ayant quelque rapport avec les horreurs des deux guerres ?

Beaubourg, à trois avec mon frère Yves. Nous avons commencé par la rétrospective de Garouste.

Vingt zous ! Dès l’entrée, on en a pris plein la tête. Des toiles de sept mètres sur quatre, foisonnantes de personnages. La suite, une centaine de tableaux, évoquait les grands textes de l’humanité, La Divine comédie, la Bible, ainsi que ses souvenirs d’enfance, ses amis et des banquets mythiques dans un tourbillon de déformations, de couleurs et de noirs sonores ponctué par des visages clairs peints sur le vif parmi son entourage. Gigantesque et logorrhéique. Yves me dit :

— Bizarre, cela ne me parle pas.

Il finit par en reconnaître les incontestables qualités picturales et par apprécier. Enfin, après le déjeuner, nous nous sommes promenés parmi les portraits d’Alice Neel.

Toute autre chose ! Cette féministe new-yorkaise (1900-1984) a croqué sa société d’originaux avec une acuité éloignée de toute complaisance. Il en ressortait une acceptation des différences revigorante. Devant son regard sans jugement et affectueux, les modèles qui posaient chez elle dans son salon, sur son canapé, sur ses fauteuils ou ses chaises, parfois nus (Andy Warhol, femmes enceintes…) se laissaient aller à être eux-mêmes, sans fard. C’était un peu comme s’ils s’offraient à nous, avec la même générosité que celle du peintre. Ces portraits m’ont fait penser à la poésie d’Aragon :

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Et leurs baisers, au loin les suivent.