Luce avait évoqué l’œuvre de Pennone avec un enthousiasme qui avait franchi mes réticences à l’égard de l’art contemporain. Il est vrai que je n’ai plus le courage d’en suivre les processus mentaux. Ils me saturent et m’inquiètent à l’image des modes d’emploi ou des listes d’explications en vingt langues dans la moindre boite d’aspirine. Je me le reproche parfois et je m’efforce régulièrement d’aller voir de plus près. Luce m’avait parlé de la sensualité d’une main sur un arbre, d’écorce évoquant la peau.
Après des andouillettes AAAAA aux girolles cuisinées par Gilles, un dessert mousseux apporté par Yves et un café dans le salon ensoleillé, nous nous sommes rendus à la Fondation Pinault juste à côté. Je savais que j’y trouverais plusieurs de ses œuvres.
L’aller et retour vers Gex, des occupations diverses, et je n’avais guère prêté attention à l’exposition sur l’Arte Povera italien qui venait de démarrer, néanmoins songeuse devant l’arbre dénudé porteur de rochers installé sur le parvis de l’ancienne Bourse de Commerce.
En général, nous nous séparons à l’entrée et nous nous retrouvons à la sortie. À peine entrée dans l’ancienne halle, je me suis précipitée vers la salle consacrée à Pennone au deuxième étage. Au passage, j’ai vu des vêtements amoncelés, un tas de charbon, de la paille par terre, un salon de miroirs savamment orientés, sorte de musée Grévin.
Oui, des troncs d’arbres en structures minimalistes imposaient leur force et leurs questions ! Comme des protestations, des évidences. Nature, en péril certes, mais plus forte que nous.
Un groupe d’enfants de huit-dix ans tournaient autour avec leur moniteur et je me suis demandé quelles traces ces grands troncs laisseraient dans leur vie. C’est à peu près à cet âge que j’ai vu mes premiers Van Gogh à l’Orangerie. Par la suite, mes frères et moi avons grimpé l’escalier de l’auberge d’Auvers avec la clé de sa chambre remise au comptoir, médité devant les tombes jumelles du cimetière.
Gilles en sortant m’a dit que le moniteur leur avait fait prendre la pose des arbres. Je les ai imaginés avec un rien d’émotion, en groupe, un peu penchés, les bras levés dans le sens des branches. J’ai pensé à mon travail, quand je me glisse et me fonds dans les ciels, les eaux, le vent, les arbres, les plages, les rochers, annulant hiérarchies et compartimentages du vivant !
Retournée au rez-de-chaussée, je suis restée pétrifiée d’admiration devant le grand tronc évidé, au centre duquel un petit arbre taillé dans la masse posait de multiples questions et j’ai envoyé sa photo à Luce en signe de complicité.
Après nous être quittés, assise dans le métro en allant vers l’atelier, je me suis étonnée d’être passée à côté de l’aspect historique de l’exposition. L’Arte povera a bercé ma jeunesse, ses artistes étaient mes contemporains, un peu plus âgés que moi. Ce mouvement était né sous mes yeux, un art déjà très urbain fait de bouts de ficelle, souvent a minima, et teinté d’une philosophie gauchiste que nous retrouvions à Caggio dans nos palabres toscanes sous la lune.
Durant la visite, j’avais rassuré Yves qui s’étonnait de ne rien éprouver devant les vêtements en vrac : « C’est de l’art contemporain, le temps n’a pas encore fait le tri ! ». Or, 50 années s’étaient écoulées depuis cette époque ! Je lui avais évoqué l’installation de Boltanski en 2020 au Grand Palais, la pelleteuse exprimant l’horreur de l’empilement des vêtements dans les camps d’extermination nazis, œuvre d’une efficacité effrayante. En fait, cette après-midi, j’ai zappé le groupe Arte Povera, objet de l’exposition, au profit d’un seul artiste, Pennone (lequel à 74 ans travaille encore…), je me demande bien pourquoi.
Ève et Emmanuel sont venus passer quelques jours à Paris. Pendant que j’écris, ils sont en train de visiter l’expo. J’attends leur impression. Trois générations : Luce, Ève et moi-même. Passionnant !
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