Le défilé du Premier Mai, assez peu fourni, s’est déroulé sans incident majeur, si ce n’est que les blacksblocs ont comme d’habitude cassé des dizaines de vitrines, pillé des magasins et incendié des poubelles. La police en a arrêté une cinquantaine, naturellement les moins mobiles. Les traditionnels services d’ordre des syndicats ne sont plus capables de gérer cette nouvelle forme de violence. Le droit de manifester se heurte à la violence pour la violence.
Je me suis souvenue de Nick et Laura, nos voisins anglais de Tougin. Comme je leur disais que les manifestations reprenaient à Paris et qu’on évitait de sortir le samedi, ils m’ont dit :
— Nous connaissons. Nous avons habité boulevard Voltaire.
Le trajet République-Nation !
— On les voyait passer sous nos fenêtres…
Devant ma surprise, ils ont ri. Humour anglais oblige, ils ont continué :
— D’ailleurs, c’est pour ça qu’on s’est installé tout près de la frontière suisse. Ici au moins on est protégé de tout, même des attaques nucléaires… grâce aux banques.
Gilles m’a rapporté de la rue Montorgueil un bouquet de lilas. Tout tardif qu’il était, je n’en avais encore jamais vu d’aussi beau, d’aussi odorant. Ses fleurs simples très dessinées se dressaient en grappes touffues et luxuriantes. Probablement le produit des dernières recherches horticoles. Il était accompagné d’une branche d’obier fléchissant sous le poids de quatre boules de neige. Les lilas et les boules de neige dans le jardin de ville de mes parents émerveillèrent les printemps de mon enfance et je n’eus de cesse d’admirer mon bouquet, de me réjouir du parfum qu’il répandait dans le salon.
La vendeuse s’installe chaque week-end au carrefour de la rue Montorgueil et de la rue Bachaumont, près de l’inscription sur la chaussée évoquant le dernier jugement et la dernière exécution (1750) pour homosexualité en France. Foulard sur la tête, Rom d’Europe de l’Est, une cinquantaine d’années, elle commence par vendre des jonquilles en février-mars à l’aide de quelques mots en français. Deux bottes pour pas cher. Puis elle continue en avril-mai avec du lilas et du muguet.
J’ai d’abord pensé que ces jonquilles provenaient des bas-côtés des autoroutes urbaines, du boulevard périphérique. Mais non ! Les siennes ne sont pas rachitiques et recouvertes de poussières grasses comme j’en ai vu proposer à la sortie du métro Louvre.
En savourant mon bouquet, je pensais qu’il ne provenait pas non plus des Halles de Rungis. Beaucoup trop luxuriant, beaucoup trop vivace ! Il avait été cueilli le matin même dans un jardin ! J’imaginais les chapardeurs escaladant à l’aube sans bruit une grille ou un mur de clôture dans une banlieue cossue proche de leur campement. Je songeais aux propriétaires exaspérés ou fatalistes.
En examinant mon bouquet de plus près, il me vint à l’idée qu’un lilas aussi exceptionnel ne pouvait provenir que d’un lieu exceptionnel et j’ai pensé à nos promenades au parc floral de Vincennes, à Bagatelle… Il avait probablement poussé dans un de ces jardins botaniques dont nous avions tant parcouru les allées lorsque les enfants étaient petits, nous glissant entre les arbustes croulants de fleurs au printemps : lilas, obiers, aubépines roses et rouges, seringats rares, soignés par des jardiniers amoureux, dévoués à leur cause comme à la survie de la planète.
Destin bien étrange, de naître accompagné de mille soins savants dans une serre ex-royale et de se voir proposé, sorti d’un seau par les mains brunes d’une femme à plus de mille kilomètres de son misérable village, aux bobos de la rue Montorgueil, purs produits de la civilisation occidentale et démocratique pour embellir leurs salons Ikéa !
Hélas, une fois cueilli, le lilas se fane vite, plaisir intense mais de courte durée. Il eut peut-être été préférable qu’il finisse ses jours dans son domaine enchanté !
Ce matin, j’ai pu en sauver une dernière tige. Les boules de neige tiennent encore bon, pour le moment.
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