La France est maintenant confinée depuis quinze jours. Une promenade est autorisée une heure par jour, à un kilomètre de chez soi au maximum. Je sors le matin, il y a moins de monde c’est-à-dire presque personne.
Mercredi dernier. Je descends la rue du Louvre jusqu’à la Seine, son flot s’écoule serein. Aucun bateau, aucun de ses objets flottants qu’elle charrie habituellement. Sous la bise du nord, elle s’est teintée d’un vert pâle céladon. Elle a abandonné sur les berges une boue gris clair trouée çà et là par le vide un peu plus sombre des pierres descellées par la crue. Des barrières en interdisent l’accès. Le quai, le Pont des Arts sont déserts. Seul, un clochard sur un banc. Sous ses couvertures, entouré de bouteilles et de sacs, il fuit mon regard. La cour Carrée est fermée, je continue jusqu’aux guichets du Louvre. Pas un chat, je tourne vers la place du Carrousel.
Vous n’imaginez pas la beauté de cet espace désert entre les deux ailes du Louvre dans cette matinée ensoleillée. À droite la pyramide de Pei, à gauche l’Arc de triomphe du Carrousel, extraordinaire cadeau offert par de tristes circonstances. Seuls, deux gardiens de part et d’autre de l’esplanade promènent leurs chiens muselés, indifférents à ma présence. J’ai poursuivi ce jour-là vers les coursives du Palais-Royal. Le bruit d’une toux m’a fait rebrousser chemin. Rue du Beaujolais, le Grand Véfour (fermé naturellement, voir photo), remonté vers la rue des Petits Champs, Louis XIV sur son cheval au centre de la place des Victoires dont je n’ai pas eu besoin de contourner l’arrondi. Ce fut une belle promenade. Bizarre de pouvoir marcher au milieu des rues, de ne plus entendre la rumeur de la ville !
D’ailleurs le lendemain, alors que je tournai à l’angle de la rue Étienne Marcel devant le chantier (à l’arrêt) de la Grande Poste, une merlette à deux mètres de moi m’a regardée de son petit œil rond sans bouger du trottoir. J’ai dû l’éviter ! C’était comme si j’avais vu un colibri installé comme chez lui au milieu du Sahara. Les oiseaux vont-ils revenir à Paris ?
Chaque jour possède sa petite histoire. Vendredi, j’ai essayé de me rendre au jardin des Halles. Au retour, une jeune fille s’était immobilisée pour téléphoner dans un passage étroit. J’ai cherché par des gestes à lui faire comprendre qu’elle devait circuler. Comme elle ne réagissait pas, je lui ai crié par trois fois, de plus en plus fort : « Eh, jeune fille ! » Elle a fini par lever la tête et sans bouger davantage, elle a dit : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Je lui ai répondu : « Je voudrais passer et respecter la distance de sécurité d’un mètre. Vous êtes jeune, et je suis âgée. » « Ah bon, fallait le dire ! » répliqua-t-elle avec une certaine irritation. Je lui ai dit, perplexe : « Vraiment, vous n’aviez pas compris ? » « Non ! » a-t-elle répondu un peu plus aimablement, et elle a libéré le passage… Après trois semaines d’épidémie… !
Ce matin, devant le Conseil d’État, un homme d’une soixantaine d’années, manifestement coincé loin de son pays, m’a tenu un petit discours à distance dans une langue que je n’ai pas pu identifier, il en est surgi le seul mot « confinement ». Il en avait par-dessus la tête !
J’ai sonné à la porte de mon voisin, un Brésilien que nous croisons de temps en temps dans l’escalier. On ne sait jamais, je lui ai tendu une carte de visite en la frottant ostensiblement avec un coton imbibé d’alcool à 90. Il parle très mal le français. Il est tout de même parvenu à me proposer de faire nos courses en même temps que les siennes. Je lui ai dit que nous allons rue du Mail, lui va au Franprix de la rue du Louvre. Puis avec des mots rudimentaires, il m’a expliqué qu’il est représentant de Ricard pour toute l’Europe, le Brésil et Haïti et qu’il travaille en télétravail pour résoudre les problèmes soulevés par l’épidémie. « Votre famille est au Brésil ? » Il m’a répondu : « Oui, ma femme est à Sao Paulo ! ». In petto, j’ai pensé que Ricard est connu pour faire du forcing et imbiber le tiers monde d’alcool. Mais il était si gentil, que je n’ai pas pensé plus loin. En période d’épidémie, la morale n’est peut-être plus tout à fait d’actualité.
On vit au jour le jour, en songeant à ceux qui meurent dans les hôpitaux, en espérant échapper à ce triste sort. Pour ma part, je pense à tous ces jeunes soignants, livreurs qui se mettent en danger pour sauver les personnes de mon âge et cela me pose des questions. Si dans l’antichambre de l’hôpital, je devais laisser la place à un plus jeune au risque de mourir, je me demande quelle serait ma réaction. J’aimerais pouvoir l’accepter sinon de bon cœur, du moins avec une certaine fatalité et peut-être avec l’impression d’être utile à quelque chose…
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