Comme je préférerais ne pas avoir à évoquer d’événements tristes. Mais la vie est tissée de bonheurs comme de malheurs, ce serait la nier que de passer sous silence sa sœur jumelle, la mort qui nous attend tous et qui a frappé Charis la semaine dernière.
J’ai fait la connaissance de Chantal, son épouse, à l’occasion de plusieurs expositions de mes amis Breschand, quai des Grands Augustins. Pianiste de renommée internationale, elle accueillait des peintres et des musiciens dans un grand sous-sol où trônaient à l’aise deux pianos à queue, à quelques mètres de la Seine et du Pont Neuf.
À cette époque, toute jeune, elle était mariée à un grand et bel homme plus âgé qu’elle. Il la couvait des yeux, admiratif de son talent, de son dynamisme et de sa capacité à réunir autour d’elle une masse d’artistes de tous bords et de toutes nationalités. Par la suite, je suis allée y écouter Hélène la fille de mes amis pour un concert de harpe. Une trentaine de chaises y tenaient à l’aise et un buffet nous avait été proposé en après-concert.
Après de longues années, quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’y suis retournée, invitée par un neveu, violoniste dans une formation de musique de chambre, d’être reçue par Charis. J’ai fini par apprendre que peu de temps après ces premières visites, Chantal avait brutalement perdu son mari. Après une longue période de détresse, elle avait retrouvé le goût de vivre dans les bras de ce géant grec d’une bonté infinie.
Ils avaient tous deux créé l’association Philomuses. Elle proposait des événements artistiques à un rythme régulier et ce jour-là, j’ai demandé à être enregistrée sur la liste. C’est ainsi que j’ai eu la joie d’assister à des concerts mémorables. Je me souviens tout particulièrement de Chantal dans un récital de Bach, son compositeur préféré, d’Anatole Libermann et son violoncelle amical, pudique et sensible, d’Éric Heisieck, d’une force et d’une délicatesse infinie. Et bien d’autres… Ils invitaient des jeunes du monde entier dont beaucoup firent des carrières internationales, certains furent lauréats des Victoires de la musique. Artistes plus que confirmés, jeunes pleins de promesses, je les ai parfois évoqués dans ses lignes.
À chaque événement, on voyait Charis s’activer. Il avait tout préparé, placé les chaises, allumé le feu dans la cheminée. Durant les concerts, il se tenait derrière le public assis sur une chaise à côté de la porte, attentif, prêt à toute éventualité. C’est lui qui gérait l’informatique de l’association. Il déchargeait Chantal de tous les soucis matériels. J’aimais son accent rocailleux. Mais peu bavard, je n’ai jamais eu beaucoup de contacts avec lui. Il était de ces personnes avec lesquelles il n’est pas nécessaire de se parler pour sentir un lien profond et affectif. Il avait le talent de donner à chacun une existence singulière.
C’est pourquoi lorsque j’ai appris sa mort, il y a quinze jours, j’en fus toute chamboulée. Même si je savais qu’il avait eu de graves problèmes de santé après le confinement, c’était le genre de personnage qu’on imagine éternel.
Très suivi à l’hôpital Pompidou, après une série d’examens, il avait eu l’autorisation d’aller se reposer à la campagne et tous deux y avaient vécu une semaine particulièrement heureuse avant la programmation de plusieurs concerts. Mais au retour, une alerte durant le petit déjeuner les avaient conduits aux urgences de l’hôpital. Charis était du genre à ne pas se plaindre et Chantal pas trop inquiète, se sentant inutile repartit après sa prise en charge par le service. C’est de retour à l’appartement, qu’elle reçut le coup de téléphone fatal. Elle ne s’y attendait pas. Ce fut terrible. Émilie, la fille de son premier mariage, dont je parle ici quelquefois, eut fort à faire entre son travail de comédienne et ses enfants pour la soutenir du mieux qu’elle pouvait et s’occuper des inévitables obligations qui suivirent.
Les obsèques eurent lieu dans le Marais, leur lieu de résidence. Il y eut foule dans l’église.
Le prêtre insista sur la signification de son prénom dont il était un exemple si manifeste. Ce mot Charis, la bonté, fut exprimé en plusieurs langues. Pour les uns, c’était Haris, pour d’autres, Ralis, pour d’autres encore Karis, et tous témoignèrent de sa bonté et de son goût de la vie.
Il fut salué pour son dernier départ par le violoncelle d’Anatole. Durant le long défilé de la cérémonie du goupillon, les suites de Bach se sont envolées depuis le plateau d’orgue vers les voûtes, comme un message d’espérance, comme le témoignage d’une amitié indestructible.
Nous nous sommes réunis ensuite dans une salle paroissiale. Après la tristesse, le plaisir de se retrouver en famille, entre amis. Charis aurait apprécié, la vie continuait. Mais lorsqu’hier, je suis retournée quai des Grands Augustins, la grande salle m’a semblée désertée et ses deux pianos en deuil.
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