
Pendant longtemps, j’ai proposé à nos voisins de Tougin de loger quelques jours dans mon atelier et de visiter Paris. Les deux couples se connaissaient à la manière gessienne, se disant « monsieur, madame », les conversations tournant autour de la pluie, de la sécheresse, sur les tomates du jardin. À la campagne, on est pudique, prudent dans ses relations.
Marcel et Denis, que j’évoque parfois ici, ont tous deux passé leur enfance dans une ferme et je devinais entre eux des affinités malgré leur différence d’âge.
Il y a une dizaine d’années, Jacqueline, l’épouse de Denis m’a annoncé qu’ils s’étaient mis d’accord tous les quatre pour accepter ma proposition. Et ce fut pour eux des journées d’interminables marches à Montmartre, d’émerveillements continuels, de rires dans les théâtres, de conversations dans les cafés. Ils en gardent un souvenir impérissable. Leur enthousiasme avait revivifié nos regards sur Paris.
Je m’étais un peu forcée, tant j’ai du mal à prêter mon atelier, ce lieu de travail, de réflexion, où tout a une fonction qui m’est propre. Je ne le prête qu’à des amis très proches ou très discrets. Dans ces circonstances, il s’agissait d’un pont amical entre Paris et Tougin.
Par la suite, je me suis confondue en excuse sur le confort plus qu’approximatif des lieux. C’est pourquoi j’ai été très surprise lorsqu’à l’automne dernier ils m’ont demandé de renouveler l’aventure.
Plus de dix ans avaient passé. Denis est maintenant un jeune retraité, fringant malgré un genou problématique, mais la santé de Marcel laisse à désirer. Avaient-ils conscience des escaliers du métro, des marches sur des trottoirs encombrés, du bruit dans les restaurants, des files d’attente pour les visites, eux qui vivent dans un univers bousculé de temps à autre par un aboiement de chien ou par le passage du facteur. Ils se déplacent en voiture. Avaient-ils conscience d’avoir vieilli ?
J’ai tout fait pour les dissuader, moi-même fatiguée à la pensée de devoir préparer leur venue, je n’ai plus vingt ans, inquiète de devoir assumer des problèmes de santé, des situations d’urgence dont je sais combien elles sont acrobatiques. Je voyais déjà l’un d’eux hospitalisé avec tous les problèmes de la situation, et plus grave encore. Rien n’y fit.
Je pouvais refuser, mais leur demande avait quelque chose de touchant, surtout pour Marcel et son épouse, l’autre Jacqueline. Comme s’ils voulaient repousser les limites de leur âge, résister au fauteuil devant la télévision, à la disparition de leurs amis, à la solitude. Pourquoi pas ? Qui ne risque rien n’a rien. Et puis, ils sont les garants, les témoins de notre vie touginoise, des regards sur la maison quand nous ne sommes pas là-bas. Amitiés et réciprocités précieuses. Je me suis laissé faire.
Je nettoie l’atelier depuis quelques semaines, un ménage par ailleurs indispensable que je remettais toujours à plus tard. Hier nous y avons transporté draps et couettes en taxi, nous avons déplié lits et matelas. Et j’ai pu faire un inventaire bienvenu entre l’appartement et l’atelier. Maintenant je les attends, sans véritable certitude. Ils peuvent au dernier moment renoncer à leur projet. On verra bien !
À propos de l’atelier, il s’est passé plusieurs jours avant que je remarque le trou rond d’une vingtaine de centimètres dans une des vitres sur la rue. Des bris jonchaient l’embrasure à l’intérieur, comme à l’extérieur. J’ai pensé à un jet de pierre lancé par un touriste éméché. J’ai vu beaucoup de feuilles séchées, de brindilles, mais pas de projectile sous mon balai.
Je suis allée me renseigner auprès de la gardienne. Elle est venue regarder le rond presque parfait dans le carreau.
— Pourtant, je n’ai rien entendu, rien remarqué de spécial.
C’est alors que nous nous sommes souvenues de l’énorme orage de la semaine précédente.
— Un grêlon ?
— C’est possible ! Des verrières ont éclaté au cinquième.
— Tout de même… Au rez-de-chaussée !
J’avais observé leur taille exceptionnelle depuis les fenêtres de notre appartement. Au moins deux centimètres. De quoi briser un vitrage de l’ère préindustrielle !
Nous nous sommes écriées presque ensemble :
— C’est sûr ! Et il a fondu sans laisser de traces !
Par la suite, j’ai raconté l’aventure à notre petit-fils Thomas :
— Le crime parfait !
L’histoire de la femme qui avait tué son mari avec un gigot congelé.