Nous nous sommes connus il y a plus de cinquante ans. Roger, physicien, travaillait avec Gilles dans le laboratoire Leprince-Ringuet à l’École polytechnique avant son déménagement de Paris à Palaiseau. Nous avions moins de trente ans, Eve et Michaël venaient de naître. C’était la fameuse époque de l’émancipation des jeunes, mai 68 pour nous, Berkeley pour eux.
Nous nous sommes surtout rapprochés quand Gilles et Roger travaillaient au CERN, Centre européen de Recherches Nucléaires, sur les chambres à bulles. Époque pionnière. Le Pays de Gex était encore rural. Il s’y construisait des immeubles et des lotissements au milieu des champs. Roger et Sally avaient aménagé dans une ferme qui servait d’entrepôt à un antiquaire de Genève. Nous avons vécu dans un appartement flambant neuf à Ferney-Voltaire avant de nous installer dans la maison de Tougin avec un confort très rudimentaire.
Ils nous évoquaient San Francisco et la liberté, nous étions pour eux des Français. Nous nous étonnions et nous apprécions mutuellement. Nous avons connu leurs parents. Et plus tard, à leur retour en Californie, nous sommes allés les voir à plusieurs occasions. Au fil des années, ce furent des rencontres chaleureuses de plus en plus fraternelles, à Paris, à Tougin. Les autres enfants sont nés. Nous avons fait la connaissance de Barbara, la sœur de Roger, dont je parle parfois ici.
Et nous avons vieilli, toujours jeunes dans nos cœurs et nos souvenirs.
Mais il y a quelques années, on diagnostiqua un cancer chez Roger avec un pronostic défavorable. C’était sans compter sur sa ténacité et les progrès de la médecine. Non seulement il s’est battu sans relâche, mais il a continué à superviser des jeunes chercheurs pour des travaux océaniques jusqu’à aujourd’hui.
Presque chaque année, ils passaient un mois en Europe partagé entre des randonnées pédestres et une maison, toujours la même, dans le sud-ouest sur les bords de la Dordogne.
Mais la santé de Roger se dégradait, ses traitements devenaient de plus en plus handicapants. Il nous écrivait qu’on lui administrait des médicaments radioactifs qui l’obligeaient à se tenir à distance de Sally pendant quelques jours. Il avait des difficultés à marcher.
Ce fut donc une surprise lorsqu’il y a quelque temps nous avons appris qu’ils s’apprêtaient à venir passer un mois à Ferrare auprès de Barbara. Même en bonne santé, les voyages au long cours me sont une épreuve. Dix heures, coincée dans un fauteuil d’avion me semblent insurmontables. Comment était-ce possible ?
Puis je me suis souvenue que c’est une famille que rien n’arrête. Je me suis souvenue de cette énergie U.S. qui leur fait serrer les dents quand d’autres se plaignent, qui avance quand les Français rechignent. Et j’ai tiré un coup de chapeau.
C’est néanmoins avec inquiétude que j’ai attendu leur venue à Paris d’où ils allaient embarquer pour San Francisco.
L’atelier était trop inconfortable, l’appartement peu commode. Ils ont réservé un hôtel. Et c’est hier que nous leur avons ouvert la porte. Quel plaisir !
Nous avons papoté pendant plusieurs heures autour d’un repas bien français (rillettes du Mans, Paris-Brest…), évoquant le passé, le présent, la maladie de Roger, nos enfants. Un de leur fils, Andrew, filme des vidéos de baleines dans l’océan pacifique au sud de San Francisco. En plongée, il porte sur lui un appareil qui l’entoure d’ondes censées le protéger des attaques de requins.
Nous avons aussi évoqué la politique internationale, Trump, Poutine, la guerre en Ukraine.
Ils s’inquiétaient pour l’Europe, pour la France et l’Italie. Sans l’argent US, pourront-elles résister à Poutine ?
— Il veut retourner aux frontières soviétiques, a dit Gilles.
On a parlé de la politique de Trump.
— Tout ce qu’il détruit sera difficile à reconstruire ! a dit Sally.
Mais elle a ajouté :
— Je suis confiante. Cela va durer encore trois ans, mais après, quand tout aura été bousculé, je pense qu’on va recommencer à zéro et que ce sera mieux qu’avant.
J’aime entendre ce genre de chose malgré mon pessimisme.
Nous allons boire une bière tout à l’heure dans un café près de leur hôtel, un répit avant de les voir s’envoler demain.
La vie est tellement longue et courte en même temps…