Luce, les Dionysies

La semaine dernière, je n’ai pas eu le temps de vous parler de Luce…

À 22 ans, après un diplôme sur Huysmans, Luce finit une maîtrise de lettres modernes. Je l’ai connue à Philomuses. Nous démarrions toutes les deux le théâtre. Elle s’essayait à Célimène et je me lançais, comme je pouvais, dans le monologue de Claudel : « Qu’est que le théâtre ? »

Par la suite, le Covid arrêta nos balbutiements. Jeune étudiante, elle fut confinée dans une chambre de bonne durant trois mois, une épreuve pour cet oiseau de liberté. Dès qu’elle le put, elle partit, sac sur le dos et caméra mobile à la main, interviewer les compagnies de théâtre de province sur l’impact de l’épidémie sur leurs créations. Au retour, elle s’essaya dans un cours prestigieux, mais n’y trouvant pas son compte, elle reprit ses études de lettres. Son enthousiasme m’enchante !

Nous nous voyons au gré des circonstances. La semaine dernière, nous nous sommes retrouvées au café des Petits Carreaux dans la rue du même nom. Luce est curieuse de tout. La rencontrer me revigore ! Elle m’offrit avec délicatesse Les Yeux de Mona, le parcours d’un grand-père et de sa petite fille dans les musées de Paris. Quand j’avais son âge, plutôt que d’aller à la cantine de mon école des Métiers d’art, j’avais déambulé jour après jour dans le Louvre, comme dans un jardin sans limites. Son geste fit remonter de puissants souvenirs. J’aime ces concordances…

À l’occasion de l’ouverture du festival des Dionysies, ce fut un autre plaisir d’aller à la Sorbonne écouter Aymeric Münch évoquer sa traduction du Chant de la terre de Virgile. J’ai connu Aymeric à Argenton-sur-Creuse, il y a plus de 10 ans. Il jouait le Messager dans Les Perses d’Eschyle. Il virevoltait, chemise au vent, dans l’immense amphithéâtre romain, annonçant avec force et frénésie les désastres de la guerre perdue par Darius. J’avais aimé l’énergie du jeune helléniste qui s’apprêtait à démarrer une carrière de professeur. Avec Philippe Brunet et sa compagnie Démodocos, il m’ouvrait les portes d’une Grèce antique à laquelle je n’avais pas eu accès durant mes études. Il me rendait familière d’un univers que je pensais réservé aux seuls initiés.

Par la suite, je me souviens de sa traduction des Géorgiques. Il l’avait lu dans le superbe réfectoire des Cordeliers, accompagné au violoncelle par son neveu. Issus d’une famille de musiciens bien connue, ils vibraient à l’unisson. Le bourdonnement des abeilles, le grondement de l’orage et des sabots sur le sol surgissaient de la scansion des vers et de l’archet du violoncelle. Durant mes études, malgré la qualité de notre professeur, qu’on surnommait, avec respect et affection, le Grand Jacques, j’avais tout juste soupçonné à travers nos laborieuses traductions la force de la poésie virgilienne. Elle m’était offerte des décennies plus tard, quand je ne l’espérais plus.

C’est ainsi que j’ai retrouvé Gilles dans l’étonnante salle des Actes de la Sorbonne et que nous avons entendu Aymeric nous raconter la genèse de ses traductions. Passionnant ! Commentant des lectures choisies, il nous faisait part de ses hésitations, de ses choix, de sa volonté de rester dans le rythme de l’hexamètre français. Un bouillonnement qui offrait une vie contemporaine à des textes mille fois traduits et retraduits. Aymeric en profitait pour associer le contenu encyclopédique de Virgile aux préoccupations actuelles, aux méthodes numériques avec une rafraîchissante énergie.

À coté de son épouse, mère attentive, sa petite fille de quatre-cinq ans était restée sagement silencieuse durant la conférence. À la sortie, elle s’est jetée dans les bras de son père et tous deux ont entamé quelques pas de danse. Que lui restera-t-il de cette auguste soirée ?

Quelques jours et toujours dans le cadre du festival des Dionysies, j’ai retrouvé Gilles, mon frère Yves et Luce à Jussieu pour une évocation du désastre dans l’antiquité à travers les textes qui nous sont parvenus.

Chez Hésiode (VIIe siècle av. J.-C), la lente dégradation des humains vers un individualisme destructeur, vers la recherche du pouvoir et la guerre en conséquence. Nous avons pensé aux dictateurs actuels de plus en plus nombreux, élus dans des démocraties qui n’en ont que le nom.

Chez Thucydide (Ve siècle av. J. C), la peste et ses effroyables descriptions. Chez Lucrèce (Ie siècle av. J. C), la même peste, traduite du latin en hexamètre par Guillaume, texte philosophique et poétique extraite du De natura rerum. Naturellement, nous avons pensé au Covid, tout de même moins ravageur, mais peut-être le prélude à bien pire.

Enfin Lucain (Ie siècle ap. J. C), la guerre civile et ses conséquences dévastatrices : destruction et barbarie. Et nous avons pensé au monde actuel, à la guerre en Ukraine, au pilonnage de la bande de Gaza, au danger atomique, à la fragilité de notre monde numérique.

Oui, la barbarie n’est jamais loin. Après la chute de Rome, il fallut de nombreux siècles d’obscurantisme avant la Renaissance et le retour d’un humanisme avec Érasme et Montaigne. Humanisme aujourd’hui remis en cause.

Et je pense au sourire inquiet de Luce, quand elle m’a demandé :

— Martine, vous aviez de bons moments pendant la guerre ?

Rue du Louvre. Le jardin des Halles

Après la guerre de 40, une longue remise en route de l’économie associée à une explosion démographique avait jeté dans la rue des familles entières. L’appel de l’abbé Pierre de 1954 reste dans les mémoires de tous ceux qui l’ont entendu. On vit ensuite surgir dans les banlieues des immeubles pourvus d’un confort jusque là réservé aux plus riches, toilettes particulières, salles de bains. Par la suite, de vastes villes poussèrent sur des terrains agricoles, immeubles et pavillons, au milieu d’espaces verts et d’avenues arborées.

Pour les construire, on fit appel à des Italiens, des Espagnols, puis à des Algériens et des Marocains. Ils vivaient dans des bidonvilles ou dans les logements désertés par les nouveaux propriétaires. Ils vivaient entre eux, on ne les voyait pas beaucoup. Un de mes neveux a fait une thèse sur les bidonvilles. Il semble que la solidarité et la débrouille n’en faisaient pas un lieu de misère. Dans les rues, les familles en déroute avaient laissé la place à la cloche. Si le clochard était presque toujours un homme seul dont on disait « qu’il dormait sous les ponts », on voyait parfois des couples soudés vivre dans des cabanes en bordure de bois ou de terrains agricoles. Je me souviens de Roméo et Juliette à Pontoise. On les voyait déambuler, avinés, poussant un chariot rempli de récupérations. Ils mangeaient à leur faim grâce aux dons. Ils n’avaient pas l’air malheureux. On les a retrouvés gelés dans leur cabane lors du grand froid de 1956.

Durant cette période de plein emploi, c’était pour la plupart des êtres abîmés par la vie ne trouvant pas leur place dans la logique de l’époque. Hirsute, barbu et fort en gueule, d’une certaine façon, le clochard était un symbole de liberté. On en trouve des traces dans la littérature (Becket). « Le clochard céleste »

Il en est tout autrement aujourd’hui. Les frontières se sont ouvertes, les réfugiés économiques, politiques viennent du monde entier dans nos villes chercher une vie meilleure. Ils ne la trouvent pas toujours. Ils débarquent des avions ou arrivent par des parcours clandestins au péril de leur vie, souvent sans papiers et parfois avec femmes et enfants. On les voit, misérables, dans nos rues, sur le chemin du métro, sous des tentes. Aujourd’hui, les regards sur eux sont perplexes. Dans l’incertitude actuelle, la précarité des emplois, des budgets, chacun se projette et s’interroge sur son propre destin.

L’autre jour, je remontais la rue du Louvre. Un homme dormait sur une bouche de chaleur, son gros ventre nu sortait d’un pull crasseux. Un clochard semblable à ceux d’autrefois. Il ronflait, pelotonné sur une couverture douteuse. Comme un prolongement de sa masse de cheveux gris en bataille, un bébé caniche, de même couleur, frisé lui aussi, dormait dans l’arrondi de ses bras. Ils dormaient d’un même sommeil paisible.

Comme je m’étais arrêtée un instant devant le spectacle, j’ai entendu derrière moi :

— Ils sont bien là, tous les deux !

Et le passant, continuant son chemin, s’est retourné vers moi avec un sourire amusé.

Hier, je revenais du centre commercial des Halles. Une épreuve ! Devant l’église Saint-Eustache, un volumineux tas de vêtements gisait au milieu des feuilles mortes, des papiers gras et des mégots de cigarettes. Je râlais une fois de plus contre la gestion de la capitale, quand je finis par distinguer un couple allongé sous les couvertures grisâtres. Il n’en dépassait que des jeans poussiéreux. On pouvait voir la forme associée de leurs têtes sous le tas de couvertures. Un homme et une femme ? Deux hommes ? Deux femmes ?

C’est alors que surgit une main. Elle monta, sembla chercher le ciel, s’infléchit. D’un mouvement tranquille et sûr, elle s’incurva, et caressa l’autre visage qu’on distinguait à peine sous l’amas informe.

J’ai continué ma route. Un rayon de soleil, et les arbres en fleurs se sont éclairés.

Au Petit Flore

Après le « Par cœur » du Palais-Royal, nous nous sommes retrouvés à huit au Petit Flore, rue Croix des Petits Champs. Ce café déniché par Laurence est situé en face du ministère de la Culture, à cent mètres du Musée du Louvre, il présente l’avantage de posséder une salle à peu près vide le soir. La nourriture est bonne, pas chère pour le quartier. On peut se parler sans crier et sans être gênés par les voisins, un privilège à Paris. Le patron, un Chinois, nous accueille avec un grand sourire. Il dit à Laurence :

— À midi nous avons servi vingt-cinq couverts à vos amis. Merci de me les avoir envoyés, mais il y a eu des problèmes.

Laurence ne connaissait pas ces gens. Ennuyée pour lui — elle vient régulièrement avec les Amis de Marcel Proust — elle compatit sans demander d’explications.

La salle au fond est vide, nous nous installons le long de la banquette et nous commandons. Là aussi liberté totale. Simple bière, croque-monsieur, croque-madame, œufs mayonnaises, steak-frite, bœuf bourguignon. Le patron vient vérifier que tout se passe bien. Un large sourire, il insiste auprès de Laurence :

— Au moment de payer, il y en a un qui m’a dit : « Vous nous offrez le café ? » Tu te rends compte !

Il nous prend à témoin :

— Je lui réserve les places, j’arrive plus tôt que d’habitude, je commande de quoi les nourrir pour un second service, je garde les garçons plus longtemps et il me demande de lui offrir un café !

— Ça fait 20 ans que je fais ce métier, ça ne m’était jamais arrivé ! ajouta-t-il, ulcéré.

Il en vient à nous raconter comment il s’est installé, comment il a fait sa clientèle. Venu de Chine avec ses parents, maintenant tout va bien. On devine qu’il a beaucoup travaillé, levé à l’aube, couché vers minuit.

L’un de nous s’arrange pour lui demander s’il paie un tribut à une triade. Il s’étrangle :

— Peut-être d’autres, mais pas moi ! J’ai commencé avec un prêt de banque. Quatre ont refusé, la cinquième a accepté mon dossier. Maintenant elles me courent après, mais je reste avec elle !

Il continue :

— J’ai juste des problèmes pour trouver des serveurs, les Chinois maintenant, ils sont avocats ou médecins et les autres, ils ne veulent pas travailler.

L’homme est petit, maigre. Il repart, manifestement heureux d’avoir pu s’exprimer.

Je déguste un croque-monsieur comme on n’en fait plus, accompagné d’une bière. Le bœuf bourguignon de ma voisine me semble succulent. Et sans plus réfléchir, je m’adresse à Leyla en face de moi :

— Et toi, comment es-tu venue à Paris ?

Leyla, une fidèle du Par cœur, nous récite parfois de courts et puissants poèmes turcs qu’elle traduits ensuite.

Souriante, de petite taille, le visage auréolé de boucles blanches, il émane d’elle une joie de vivre et de la bienveillance.

Elle était journaliste en Turquie. Elle a dû fuir. Aidée par des amis grecs, elle a pu obtenir l’asile en France, après des péripéties que je n’ai pas très bien suivies. C’était avant Erdogan. Au fur et à mesure que Leyla parlait, son visage se faisait de plus en grave, de plus en plus indigné :

— Les Américains sèment la zizanie dans le monde entier. Ils ont soutenu le gouvernement, lorsqu’il nous a arrêtés et massacrés, nous les journalistes qui défendions la liberté de la presse. Dans la salle, le matériel était américain, je l’ai vu.

Ses boucles blanches dansaient autour de sa tête :

— Pas étonnant qu’ils votent pour Trump ! Les démocraties occidentales sont en danger. En leur nom, se perpétuent des exactions qui vont avoir de terribles conséquences.

Elle ajouta, hésitant à continuer :

— Quand ça a été mon tour dans la salle de torture, l’homme a ôté ma montre et l’a posée sur la table en disant :  » Tu vois, comme ça on ne pourra pas écrire que je l’ai volée . »

Et devant ma perplexité :

— Le vol plus répréhensible que la torture !

Autour de David, critique de théâtre, les uns évoquaient les derniers spectacles qu’ils avaient vus. Laurence de son côté parlait à son voisin du livre sur Proust qu’elle venait de publier.

Lozère, Les pâtes vivantes, Jehan-Rictus

Comme le temps passe vite ! Les semaines défilent. S’il ralentissait, je pourrais davantage en profiter. J’entends parfois dire qu’à un certain âge on trouve le temps long, mais qu’alors on voudrait en finir. En attendant, nous avons vécu une semaine agitée.

A Lozère, chez les VDH. Trois couples. Moyenne d’âge : 85 ans. On a essayé d’éviter de parler de nos santés. On évoquait enfants et petits-enfants, mais les conversations revenaient inexorablement sur les prises en charge par les urgences, les médecins, les hôpitaux, comme si c’était désormais notre champ d’aventures et d’observation. Il est vrai qu’il y a beaucoup à en dire, et du lourd, comme on dit aujourd’hui ! Malgré la pluie qui n’a pas cessé de tomber, mon regard était aspiré par le jardin, le mimosa, les pâquerettes, les crocus, les jonquilles qui piquetaient de couleurs vives un gazon très vert cette année. Mon regard fuyait nos visages fatigués, nos dents jaunies, nos cheveux clairsemés. Qu’il est loin le temps de nos trente ans, de nos pique-niques, de nos promenades, de nos baignades, le temps des bébés, des enfants, de nos adolescents ! Nos enfants ont désormais les cheveux blancs. Bernard et Simone ne voient guère leurs arrière-petits-enfants. Autour de nous, les maladies et les deuils s’accumulent. ll paraît que c’est la vie !

Qu’est-ce qui m’a pris ? Peut-être par réaction, j’ai proposé pour notre rencontre avec Philippe, le frère de Gilles, et Catherine son épouse, d’aller dîner aux Pâtes vivantes des Halles. Un restaurant chinois où l’on fabrique les nouilles sur place. Elles sont malaxées, tapées, étirées devant nous et cuites dans la foulée. Il a une très bonne cote dans les guides et nous changeait de nos restaurants habituels. Nous n’y étions pas allés depuis de très nombreuses années. On avait oublié ! Moyenne d’âge, 22-25 ans, salle bondée, vacarme, cris, rires, des portions à vous couper la faim pendant une semaine. Plutôt habitués des cuisines fines et d’une courtoisie un peu compassée, nous étions passés d’un extrême à l’autre. Nous avons avalé nos nouilles et continué la soirée à l’appartement autour d’un reste de cerises à l’eau-de-vie.

Ils nous ont raconté leurs voyages. Ils revenaient d’Afrique du Sud, ils partaient pour la Tunisie et projetaient d’aller sur les traces de la famille de Catherine à l’île de la Réunion. Philippe et Catherine ne sont plus très jeunes, mais ils veulent profiter au maximum d’une santé à peu près satisfaisante. Pour ma part, la seule idée des heures d’avion vers ces destinations lointaines m’arrête. Je me contente des souvenirs de nos voyages anciens. Chaque âge a ses plaisirs.

Dimanche soir, nous avons traversé le quartier des Halles bondé, pour aller voir sur les conseils d’Émilie un spectacle dont nous ignorions tout. Sur l’esplanade du centre Pompidou, un bonhomme, cape et chapeau, jouait du trombone. À chaque souffle des flammes surgissaient de son cornet. Des enfants lui tournaient autour.

La salle était comble. Quelques difficultés à caser les jambes de Gilles, mais Michèle nous avait gardé des places. Spectacle étrange. Seule en scène, une jeune femme a déclamé et illustré des poésies de Johan Rictus sur la misère des ouvriers au début du XXe siècle. Elle fut un enfant pauvre persécuté à l’école, une petite fille protégeant son petit frère de la violence paternelle, un amoureux sur les fortifs, une mère devant le carré des guillotinés. Un mélange d’horreurs et d’innocence, une poésie, une solidarité sur un terreau de misère dans la langue populaire de l’époque, imagée et efficace, joués avec une conviction qui allait droit au cœur.

Pis v’là des z’éclairs, des z’orages
         Et d’la puï’ qui tombe à siaux,
         Rapport à d’gros salauds d’nuages
         Qu’ont pas pitié d’mes godillots

        (La Journée, dans Le Soliloque des pauvres.)

Des octosyllabes rythmés et rimés dont jouait l’actrice avec une souplesse qui humanisait les terribles propos.

Quand, à la fin, nous nous sommes levés, ma voisine de derrière cachait son visage dans ses mains, des larmes accrochées à ses cils. Son jeune compagnon, un peu perdu, ne savait comment la consoler

Nous avons fini la soirée dans le bistrot d’à côté avec Michèle. Conversations autour du théâtre et du travail d’acteur. Un geste maladroit et son verre de vin a éclaboussé le voisinage, dont ma veste et son pull blancs. Le garçon a essayé comme il pouvait de réparer les dégâts. Une soirée épique !

Vivement le printemps !

Le menu des chefs. Chez Nicole

— De la concurrence pour Marc, me lance Gilles en repoussant la porte d’entrée, son sac de course à la main.

— ?

— Oui, le laïoncecleube !

Il continue vers la cuisine. Intriguée, je le suis et le vois extraire deux grands bols en carton recyclé.

— De la soupe ! L’une à l’oseille, l’autre à l’oignon avec des croûtons du Pied de Cochon !

Le Pied de cochon ! Du temps des Halles, on y servait toute la nuit des repas roboratifs. Il était d’usage dans ma jeunesse, d’aller y terminer au petit matin nos soirées dansantes et de commander de la soupe à l’oignon. J’y suis allée une ou deux fois. Émergent du passé des robes froissées, des peaux poisseuses, des cheveux en bataille. Je me souviens surtout des banquettes qui accueillaient nos corps fatigués dans l’odeur et l’agitation bruyante des pavillons Baltard.

Depuis que les Halles ont déménagé à Rungis, la brasserie, toujours renommée, ne sert plus le monde coloré et fort en gueule d’autrefois, mais surtout des touristes un peu fortunés venus des quatre continents. Nous passons souvent devant sa terrasse ; pour une raison inconnue, nous n’y sommes jamais retournés.

— Tu as trouvé ça où ?

— Rue Montorgueil ! Pas le Rotary, le laïonscleube !

Le Lions Club ! Où avais-je la tête ? Société internationale philanthropique à l’image du Rotary Club, dont Marc est un pilier. Leurs membres, souvent influents, ont en général du foin dans leurs bottes et travaillent à des actions humanitaires ou culturelles. Du beau monde !

— Cher ?

— Cinq euros l’une, au profit de la soupe populaire de Saint-Eustache.

— On commence par laquelle ? demande Gilles.

— Par la soupe à l’oignon !

C’est ainsi que pendant que la soupe chauffait, nous avons fait griller les croûtons de pain fournis avec le gruyère. Ils ont brûlé, répandant une odeur de pain grillé dans tout l’appartement et jusque dans l’escalier. Nous les avons remplacés par des tranches de pain. Nos croûtons réussis, on les a laissés s’imbiber sur le gruyère qui fondait à souhait. Et nous avons trempé la cuillère dans le bouillon bouillant…

Une remontée dans le temps qui valait bien la madeleine dans le thé de Proust ! Le Pied de cochon n’avait pas usurpé sa réputation. Un vrai bouillon de viandes variées, parfumé à ravir. J’ai demandé :

— Que font-ils du reste de la bête ?

Aujourd’hui, on ne propose plus guère de viandes en sauce. Gilles n’a pas su me répondre.

Et le soir, nous avons savouré la soupe à l’oseille. Délicieuse aussi ! On ne peut pas dire que notre bonne action fut un sacrifice !

Le lendemain, j’ai lu plus soigneusement le carton qui accompagnait les soupes. Les soupes provenaient des meilleurs restaurants du quartier, plus fines et inventives les unes que les autres. Tout le monde s’y retrouvait : la soupe Saint-Eustache, la publicité des restaurants et les donateurs.

Cependant (sans vouloir cracher dans la soupe) le spectacle de la file d’attente sous la pluie devant le porche de l’église ne nous a pas tout à fait autorisés à nous frotter les mains !

Nous sommes allés dire un petit bonjour à Nicole, la sœur de Gilles. Un verre de champagne n’était pas de trop pour égayer ce dimanche pluvieux. Presque deux mois sans soleil.

Nous avons quitté l’atelier sous une pluie battante, Gilles à pied, moi en métro et nous nous sommes retrouvés vers trois heures devant sa porte.

Nous en sommes repartis quatre heures plus tard. Nous avons parlé de tout et de rien, des générations suivantes. Nous avons évoqué ce passé qu’elles n’ont pas connu et qui disparaît à grande vitesse dans les abîmes du souvenir.

La guerre d’aujourd’hui en Ukraine nous a rappelé celle de notre enfance. Nicole avait dix ans quand, à l’arrivée des Allemands, les femmes de sa famille près de Boulogne sur mer ont entassé les enfants dans les voitures et sont parties vaille que vaille en convoi vers la Normandie. Elle s’en souvient comme d’une fête. Pour ma part, j’étais dans le ventre de ma mère en partance pour la Nièvre.

Nous avons téléphoné à Jean-Claude, qui perd la mémoire immédiate. Nous avons trinqué avec du bruitage, bouchon qui saute et verres qui s’entrechoquent. Deux heures après il téléphonait à son tour, ayant tout oublié, sauf le champagne.

Arnaud, le fils ainé de Nicole, est arrivé avec Anne son épouse. Ils sont déjà grands parents de nombreuses fois. Encore des nouvelles de chacun. Encore un pan de société, de métiers, d’activités variées et souvent passionnantes… Ce fut malgré la pluie une agréable après-midi.

Deux petites scènes de métro

Métro Ligne 4 Unsa RATP - Unsa-Ratp

J’avais quitté l’atelier plus tôt pour aller chez le dentiste. D’habitude je m’y rends à pied, mais fatiguée, en retard, j’avais pris le métro ce jour-là. Une seule station entre La Motte-Picquet et Ségur, un peu longue. Le métro s’arrête.

Une jeune fille me cède sa place, je lui dis :

— Merci, c’est gentil, je suis fatiguée. En plus, je suis en retard.

Elle compatit en hochant la tête.

Au bout d’un moment qui m’a semblé très long, car je sais mon dentiste à cheval sur l’horaire, le silence est rompu par la voix du chef de train :

— Veuillez nous excuser, le courant a été coupé en raison de personnes sur la voie.

C’est assez fréquent et la jeune fille me dit :

— Comment est-ce possible ? C’est terriblement dangereux !

La voix résonne à nouveau :

— Deux jeunes filles ont traversé les voies pour aller sur l’autre quai.

D’habitude, on ne nous donne pas tous ces détails. Misogynie ?  

— J’ai un rendez-vous de dentiste. J’étais en retard, mais maintenant j’ai une bonne excuse.

Elle rit :

— Vous ne pouviez pas en avoir de meilleure !

— Si ! Elles auraient pu mourir !

En connaisseuse, elle conclut :

— Nous serions restés bloqués pendant des heures et vous auriez raté votre rendez-vous.

Finalement, le métro est reparti et mon excuse a permis au dentiste et à son assistance d’épiloguer sur l’inconséquence actuelle.

Le soir même, je suis contrainte par la saturation de la ligne 8 de passer par Odéon (il y a de quoi s’inquièter pour les Jeux olympiques de cet été !)

Ligne 4, automatique. Le métro ne repart pas. Devant moi, une femme décide d’attendre le prochain sur le quai. Les minutes défilent, elle me regarde avec insistance, je suis un peu gênée.

Touriste, la soixantaine, blonde et plantureuse, probablement une américaine ou une nordique, elle bredouille quelque chose avec un sourire :

— …. elle !

Je lui fais signe que je ne comprends pas et je détourne le regard. Elle se tait. Le temps s’éternisant, elle dessine un geste de la main et reprend aussi distinctement que possible en me regardant de la tête aux pieds :

— Vous êtes belle !

Que répondre ? Je lui dis :

— Merci !

Je dois montrer un visage ahuri, car elle ajoute avec un fort accent :

— Moi aussi, belle !

Elle dirige un index vers elle-même.

Elle rit, moi aussi.

La sonnerie retentit, la porte se ferme et le métro s’ébranle vers Saint-Michel.

Robert Badinter, The Voice

The Voice 2024 - Prime du 10 février 2024 - Partie 2 - The Voice | TF1

L’annonce de la mort de Robert Badinter à 95 ans n’a surpris personne, mais elle a fait resurgir un passé un peu oublié.

Pour ma part, je n’avais pas vraiment entendu parler de cet illustre avocat jusqu’à la fin des années 70, jusqu’à sa conférence à l’école polytechnique. Gilles y travaillait et nous habitions à deux pas. Une conférence contre la peine de mort.

Jeune avocat, mon père avait défendu aux assises un homme qui avait brûlé les pieds d’une vieille dame pour lui faire avouer où se trouvait son argent. Je ne me souviens plus s’il l’avait tuée. L’homme avait été condamné à mort et mon père avait dû assister à son exécution. Il en était resté traumatisé et n’avait plus jamais voulu plaider aux assises. Il disait :

— C’était surtout un abruti !

Quand on a commencé à remettre en question la peine de mort, mon père ne s’est pas beaucoup exprimé, mais il lui est arrivé de citer la célèbre phrase du journaliste Alphonse Karr : Que messieurs les assassins commencent ! Une phrase qui m’avait laissée perplexe. Commencer quoi ? Pourquoi ces « messieurs » emphatiques ? Une boutade qu’à la réflexion je trouvais bizarre au regard de l’horreur des crimes et de la guillotine. Pour l’adolescente que j’étais, une absurdité liée à celle de la peine de mort.

C’est donc avec un grand intérêt que, jeune femme, je me suis glissée dans l’amphithéâtre parmi les élèves de l’école polytechnique. J’ai le souvenir d’un homme brillant, convaincu et convaincant. J’en suis sortie avec l’évidence que l’horreur de la peine de mort (un homme coupé en deux, disait Badinter) perpétue la violence du crime.

À l’annonce de son décès, je continue à me poser cette question. La mort ne vaut-elle pas mieux qu’un enfermement à vie ? Il est vrai qu’aujourd’hui et grâce à Badinter en particulier, l’enfermement est rarement définitif.

Cette semaine, la télévision s’est étendue sur la vie de Robert Badinter. Son père était mort au camp de Sobidor. Lui-même, enfant juif emprisonné lors d’une rafle, s’étant débattu, avait échappé à ses geôliers. Sa mère avait trouvé refuge en Savoie sous un faux nom jusqu’à la fin de la guerre. Après des études brillantes, il fit une carrière d’avocat pénaliste à Paris. Nommé garde des Sceaux par François Mitterrand, dès 1981, il fit abolir la peine de mort. Ministre le plus impopulaire de la 5e république, « ministre des assassins », il fut maintes fois menacé de mort, lui et sa famille.

Par la suite, il n’eut de cesse d’humaniser la prison. Aujourd’hui, considéré comme un héros intègre et courageux, on envisage de transporter sa dépouille au Panthéon.

Il y aurait encore beaucoup à raconter à son sujet, tant il fut mêlé à la vie publique et privée de Mitterrand.

J’avais vu en 1981 au musée d’Orsay une exposition intitulée Crime et châtiment dont il était commissaire. Visite évoquée à l’époque dans une chronique avec force détails.

Sans transition, parler de l’émission The Voice est un peu acrobatique. Un télé-crochet banal, commun à de nombreux pays. Chaque juré est assis dans un grand fauteuil rouge, le dos tourné aux chanteurs. Il se retourne quand la prestation lui plaît. Si plusieurs fauteuils se sont retournés, c’est à l’élu de choisir son coach, celui qui le fera travailler pour la suite du concours. À la fin, le vainqueur fait gagner son coach, compétition à deux gagnants. Demi-finale, finale… avec des aventures à chaque étape. Sur 50 000 auditions dans toute la France, une centaine de chanteurs avaient été sélectionnés par la production. C’était la première émission de l’année.

Vianney, Zazie, deux rappeurs faisaient partie du jury de l’année précédente, mais Mika revenait après cinq ans d’absence. Ils l’ont asticoté avec gentillesse. De magnifiques et talentueux chanteurs. Rires, blagues, ils ont cassé les codes avec une vitalité qui m’a enchantée. La plupart des candidats étaient d’une telle qualité qu’on se demandait comment l’un pouvait être choisi plutôt qu’un autre. La production les avait soigneusement triés pour les besoins du déroulement de l’émission.

J’ai aimé la générosité, la spontanéité, les inventions verbales du jury. Un sacré travail de pro ! Comment peut-on conserver autant de liberté devant une salle comble et des millions de téléspectateurs ?  Comment peut-on gigoter, rire, dire des subtilités ou des âneries sans craindre  les réactions d’un public capable de tout avaler comme de tout rejeter. Il est évident qu’ils y prennent un plaisir qu’ils aiment partager, mais il y faut un sang-froid,  une capacité de réaction, une empathie, une confiance qui me stupéfient !  

Aléa de l’hiver

Rhinopharyngite : symptômes, traitement, contagion

Pharingite carabinée. Gorge qui pique, déglutition difficile, extinction de voix, et j’en passe…

Je ne suis pas la seule. On se débrouille avec des remèdes de grand-mère, car les médecins sont débordés. C’est l’hiver.

À la semaine prochaine ! Espérons un soleil qui manque cruellement.

Joël Bastard, Sylvain Tesson

18ème Printemps des Poètes

Vendredi, nous sommes allés à l’Athénée où se jouait Haru un opéra, dont le livret est écrit par Joël Bastard. J’ai déjà évoqué Joël dans ces chroniques. Nous l’avons connu à Ferney-Voltaire, il avait une quinzaine d’années, nous en avions 30. Un adolescent un peu sauvage. La famille, son père, breton, sa mère corse et ses trois sœurs, habitait l’appartement au-dessus du nôtre. Une famille qui ne manquait pas de caractère. Son père après avoir bourlingué sur toutes les mers du monde avait jeté l’ancre au CERN.

Aujourd’hui, édité par Gallimard, Joël fut nommé parrain du Printemps des poètes en 2020. J’ai raconté dans ces lignes une soirée au Bataclan. C’était juste avant le confinement, cinq ans après l’attentat qui fit de nombreuses victime. A cette occasion, la comédienne Sandrine Bonnaire y avait lu ses poèmes.

Ce vendredi, l’opéra, un one woman show, racontait l’errance d’une femme après un désastre. Accompagnée d’une musique à la fois précise et envoûtante, la chanteuse, à la fois comédienne et acrobate évoquait la condition humaine, les questions que pose le monde actuel au gré d’objets émergeant des ruines. Romie Estève, que nous avions déjà vue dans un spectacle sur Mozart, exceptionnelle de vitalité jouait sur tous les registres. Artiste lyrique reconnue et accomplie, la souplesse et la beauté de son corps dansait dans un échafaudage sur toute la hauteur de la scène. En sortant, j’ai dit à Joël :

— Spectacle difficile, mais attachant autant par la musique que par l’histoire. Mais j’ai trouvé la femme trop belle pour subir un sort aussi funeste et ça, je n’ai pas aimé.

Il a ri, car il venait d’entendre le même propos à la sortie. Oui, une fois encore l’actrice avait trop donné d’elle-même. Une tendance actuelle.

J’ai sauté sur un autre sujet :

— Et qu’est-ce que tu penses de la polémique autour de Sylvain Tesson ?

Une tribune dans le journal Libération signée par plus de 1000 « acteurs de la culture » s’en était prise à la nomination de l’écrivain pour parrainer le Printemps des poètes 2024. J’ai ajouté en riant :

— Je connais deux parrains des poètes, lui et toi !

Connaître est un bien grand mot (voir ma chronique de début janvier évoquant son spectacle sur Byron), mais dans ce contexte, la polémique fortement marquée par une opposition politique gauche-droite m’amusait. Tesson est vilipendé par les signataires comme une figure de l’extrême droite, or la poèsie de Joël est nettement marquée à gauche. Il m’a répondu :

— On m’a demandé de la signer et j’ai refusé. Tesson n’y est pour rien, c’est l’affaire de ceux qui l’ont nommé. Et puis, c’est une forme de censure que je juge insupportable.

Après avoir un peu tourné autour du sujet, nous sommes tombés d’accord sur le fait que le monde actuel est devenu inquisitorial. Les polémiques ont toujours existé, Madame Bovary fut censurée à sa sortie, les critiques littéraires ont été plus virulentes qu’aujourd’hui, mais il faut reconnaître que désormais n’importe qui peut s’exprimer sur Internet et c’est la société tout entière qui s’érige en tribunal sans vraiment y connaître grand-chose et s’acharne sur tout ce qui n’est pas conforme à des visions préétablies et sans nuances.

La première victime de la situation est la liberté de penser. On accuse, en réaction l’autocensure devient la norme.

On peut penser ce qu’on veut de Sylvain Tesson, mais sa recherche du dépassement de soi, son attirance vers de fortes personnalités comme Byron, son lyrisme quant à la nature, son romantisme voyageur a le mérite de tirer vers le grand large une pensée que la gauche a tendance à brider avec une bonne conscience souvent douteuse.

Hier, la troupe s’est retrouvée autour d’Émilie. Je lui ai demandé des nouvelles du frère de son amie Stéphanie. J’avais entendu qu’il avait été affligé d’être considéré comme un écrivain d’extrême-droite. Elle n’avait pas eu d’écho, mais elle avait également jugé la tribune comme une intolérable atteinte à la liberté d’expression.

En fait, en creusant plus avant, on peut se demander si l’origine de la polémique n’était pas tout simplement une affaire de fonctionnement interne de l’organisation du Printemps des poètes et une affaire de subventions, comme souvent. En tous cas, un article documenté dans le journal Le Monde en avait détaillé d’obscurs rouages.

Thérèse Boucraut

Thérèse Boucraut

Une vieille histoire. Il y a plusieurs dizaines d’années, j’avais sympathisé avec Colette Lévine. Comme je lui faisais part de mon admiration pour la peinture de Bernadette Kelly qui exposait alors dans la galerie Jacob, rue de Seine, elle me la fit rencontrer. C’est ainsi que je fus introduite dans un groupe d’artistes qui s’était connu aux Arts Déco dans la classe de Gromaire.

Or, il se trouve qu’adolescente, j’avais été bercée par les récits de mon cousin Bernard Adenot sur cet atelier dont il faisait partie. Bien que ne peignant plus, il était resté proche de ses anciens camarades. Bernard, très beau de sa personne, élégant, jugement esthétique affirmé, avait laissé des sentiments chez la plupart des filles de cet atelier mythique. J’en fus le témoin a posteriori en tant que cousine du héros. Introduite dans leur groupe, j’ai participé à plusieurs de leurs rencontres.

Je me souviens surtout d’un repas chez Maurice Breschand et Thérèse Boucraut. Tous deux de l’atelier Gromaire, ils s’étaient mariés à la sortie de l’école. Un enfant était né, ce qui n’avait pas empêché Maurice de partir pour l’Algérie et de faire la guerre durant 27 mois. Période terrible dont Bernard, ayant subi le même sort, ne se remit jamais.

Je me souviens comme si c’était hier du petit salé aux lentilles de Maurice ! Sa bonté et son humour avaient ajouté à son légendaire talent culinaire une saveur inoubliable !

J’allais régulièrement aux expositions du groupe au point d’avoir pensé m’y être fait une petite place.

Il se trouva qu’ils ne me proposèrent pas de participer à une de leur exposition, pourtant ouverte à bien d’autres. À cela s’ajouta une attitude ou une parole maladroite de ma part qui me coupa de Bernadette Kelly jusque là très amicale. Je les perdis de vue et ne reçus plus d’invitations à leurs vernissages. J’ai cependant continué à recevoir celles de Maurice et Thérèse. Je m’y suis rendue régulièrement. C’est d’ailleurs ainsi que je fis la connaissance de Philomuses.

Ce fut une grande tristesse d’apprendre la maladie de Maurice, ses souffrances interminables et son décès. Thérèse fit une vente d’atelier à Drouot que j’ai racontée dans ses chroniques.

Le temps a passé. Thérèse arrive maintenant sur ses 94 ans et elle continue de travailler dans leur maison d’artiste du côté de la Butte aux Cailles.

Lundi dernier, je me suis rendue au vernissage de son exposition dans la Mairie du 13e arrondissement.

Quel plaisir de voir le travail de ses cinq dernières années ! Les toiles bordaient le large couloir menant à la vaste salle d’exposition couverte de toiles de grand format. Impressionnantes de vitalité, il en émanait une volonté, une poésie, les traces des sensations passées. Le temps retrouvé !

Oui, j’ai pensé à Marcel Proust. Surtout lorsque je l’ai aperçue, au milieu d’un cercle d’admirateurs, toute petite, assise sur une chaise, souriante, auréolée de ses cheveux frisés et lumineux.

J’ai reconnu quelques personnes. Les cheveux avaient blanchi ou avaient laissé la place à des crânes polis. Les rides et les mouvements enraidis indiquaient des âges avancés. Mais surtout, le passage du temps me sauta aux yeux lorsque son fils Jean prit la parole. Lui aussi avait blanchi, il avait dépassé l’âge de son père à sa mort.

Par la suite autour du buffet, nous avons évoqué Bernard et bien d’autres, ainsi que Karine, un modèle que je partageais avec Maurice. Je l’avais rarement rencontré, mais nous avions tant de souvenirs en commun que ce fut comme si nous étions de vieux amis.

J’ai embrassé Thérèse. Elle m’a dit :

— Viens me voir quand tu veux !

Je lui ai dit :

— Tu habites toujours boulevard Blanqui ?

Elle a rectifié :

— Rue Corvisart.

Oui, bien sûr que je vais essayer d’aller la voir !