Mais ce jour-là, de gros nuages sur le Jura nous incitèrent à la prudence et nous sommes retournés nous dégourdir les jambes autour du lac, sans espérer une de ces petites aventures savoureuses qui égrenaient autrefois nos déambulations. Chacun s’applique désormais à pédaler, à aligner d’impeccables foulées, les chiens à courir, les enfants à relancer leur trottinette, les bébés à sommeiller dans leurs poussettes, les femmes à accompagner leur marche élastique d’un caquetage incessant, spectacles sympathiques et dynamiques, mais sans surprise.
Un chantier ayant momentanément épargné deux petits enclos en retrait, l’un d’eux attira mon attention. J’ai laissé Gilles poursuivre sa marche, et j’ai traversé le bitume, intriguée par une petite jument grise qui ressemblait à Grisette évoquée dans une précédente chronique. En tenant compte du temps écoulé, elle pouvait être sa fille.
La courbure de son nez, la couleur de sa robe, sa robustesse me rappelaient Grisette, le pauvre animal chétif transformé en princesse arabe par la grâce et les soins d’une jeune propriétaire passionnée. Mais n’y connaissant rien aux généalogies équines, je me contentai de remarquer à ses côtés un drôle de poulain qui tenait plus de l’âne que du pur-sang, longues oreilles, long museau et petit corps. Que faisait-il donc à côté de cette pouliche folâtre ? Le poulain s’approchait, cherchait les mamelles et se voyait repoussé sans ménagement à coups de museau agacés. Juché sur de longues pattes, il trébuchait et s’écartait sans protester, avec l’intention de recommencer aussi souvent qu’il lui plairait. Ce petit jeu fut interrompu par l’arrivée dans le deuxième enclos électrifié de deux grands chevaux à la robe rouge sombre.
Les lads après avoir détaché les longes et refermé la porte s’éloignèrent d’un pas affairé, laissant les étalons se délecter d’herbe grasse. Ils broutèrent avec l’élégance de qui ne veut pas se jeter sur le buffet, tout en s’approchant négligemment de l’enclos de la jument. Celle-ci renvoya le poulain d’un coup de dent et s’éloigna des nouveaux arrivants, comme pour jauger la situation.
Les chevaux immobilisés à quelques centimètres de la clôture électrique broutaient avec nonchalance, partagés entre les saveurs de leur repas printanier et les effluves provenant de l’enclos voisin. Ils relevaient la tête et tendaient les yeux vers la petite jument, laquelle avec l’air de ne pas y toucher s’approcha à son tour de la clôture. Le poulain semblait avoir compris qu’il valait mieux s’écarter pour le moment.
La pouliche se fit câline. Elle effleura des lèvres la bouche d’un des étalons qui lui répondit par des caresses, joue contre joue. Légère et gracieuse, elle poursuivit des avances que le grand cheval acceptait avec une tranquillité d’autant plus étonnante que c’était son compagnon qui commençait à bander. La petite jument dans un élan joyeux se dressa sur ses pattes pour frotter sa robe soyeuse au grand corps musculeux. Une violente secousse les sépara avec la soudaineté de l’éclair. Ils avaient sauté d’une dizaine de centimètres, comme repoussés l’un de l’autre par la foudre.
(à suivre)