C’est dans cette chambre que devait avoir lieu la conférence. Monsieur Boucherat nous annonça avec fierté qu’elle avait été restaurée. Je ressentis un certain malaise lorsqu’il me dit que les photos pourraient être projetées sur le mur.

— Il est en parfait état, blanc et lisse.

En effet, la chambre de madame de Lamartine avait été repeinte ! Disparus la soie à motifs bleutés et lumineux des murs et des doubles rideaux, le ton pastel des boiseries. Il n’en restait qu’une chambre banale, un lit en alcôve entouré de petits cabinets. Dans celui de droite, je retrouvais l’écran qu’une précédente conférencière avait gentiment laissé ; j’aurais été ennuyée de montrer la vie du poète sur un désert lié à tant de bonne volonté !

Nous avons mis au point l’ordinateur et la clé USB, fait des essais, points névralgiques de toute conférence. Et nous sommes redescendus dans la cour d’honneur, en attendant l’heure prévue. Nous avons discuté autour d’une table avec Guy Fossat de l’Académie de Mâcon, du pieux et délicat recueil des musiques inspirées par les poésies de Lamartine, enregistrées par Olivier Feignier avec la contribution de chanteurs et pianistes de qualité.

Des jeunes d’une vingtaine d’années allaient d’un bâtiment à l’autre dans le soleil.

— Ce sont des bénévoles et aussi des artistes en résidence, commenta notre guide.

Quand nous sommes remontés, le public avait pris place sur des chaises en bois à accoudoirs et je me suis présentée.

J’ai raconté comment en 1815, au retour de Napoléon de l’île d’Elbe, le jeune Alphonse de Lamartine avait fui la conscription en se réfugiant à Nernier, le village de mon enfance, épisode peu connu du poète. Il y avait vécu dans une maisonnette solitaire au bord du Léman pendant que l’Europe entière s’étripait à Waterloo. Il avait vécu une idylle avec la fille d’un pêcheur. J’y voyais les prémices de ce qui allait devenir Les Méditations, recueils de poésies qui allaient introduire le romantisme en Europe.

Mon regard courrait sur la petite assistance, surtout des femmes très âgées et je devinais qu’il fallait rester le plus simple possible. Je m’évadais de mon texte pour donner des détails terre à terre. J’improvisais de plus en plus sentant ces femmes assez indifférentes aux détails historiques, heureuse de les voir attentives, regards vifs. L’une d’elles avait fermé les yeux et je pensais qu’elle dormait. Certaines personnes adorent se laisser bercer par la voix du conférencier pour d’heureuses siestes.

Les images défilaient sur l’écran dans un ordre un peu fantaisiste, ce qui avait l’air de leur plaire. L’une s’écria en voyant une photo du lac :

— On dirait la mer…

À la fin, j’ai demandé :

— Vous êtes peut-être un peu fatigués. Voulez-vous tout de même que je vous lise une poésie de Lamartine ?

L’approbation fut unanime.

Et j’ai lu Le Vallon, qui m’avait bousculée quelques mois auparavant dans les locaux de l’Académie. Un texte assez long.

Vous dire le plaisir réciproque que fut cette évocation de la solitude et de la nature tient de l’impossible, après les mots de Lamartine. Comment ne pas les citer à nouveau ?

Lassé de tout même de l’espérance…

J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie

Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir,
S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville,
Et respire un moment l’air embaumé du soir.

Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ;
Le bruit lointain du monde expire en arrivant,

L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne,
Et seule, tu descends le sentier des tombeaux.


Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime ;
Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours.

J’ai senti l’émotion gagner le public. Chaque mot portait, évoquait des événements, des sentiments vécus. Et lorsque j’ai terminé :

Qui n’a pas entendu cette voix dans son coeur ?

Des larmes emperlaient les yeux usés, fatigués par de longues existences.

Leur écoute ajoutait au poème une fraicheur, une vie liée à la beauté paisible du Mâconnais, à l’allée des marronniers, à la vigne, à l’hospitalité des lieux à travers les siècles. Ce fut un moment de grâce.

Un instant fragile, ai-je pensé par la suite, comme le destin d’une nature aujourd’hui mise à mal par la frénésie humaine…

Au moment des questions, une femme a dit :

— On dirait un texte écrit par quelqu’un de beaucoup plus âgé.

— Oui, Lamartine n’avait pas trente ans. Mais la Révolution et l’Empire ont marqué plusieurs générations au début du 19e siècle. Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux, a dit Alfred de Musset, un autre romantique.

Dans l’assistance, un homme a fait une blague qu’on n’a pas bien comprise, peut-être pour cacher son émotion.

Un goûter nous a ensuite réunis autour d’un buffet préparé par les bénévoles. Tout juste bacheliers, envoyés là par leurs professeurs, leur jeunesse et leur vitalité généreuse faisaient plaisir à voir et à entendre. Je leur ai demandé :

— Quel effet cela vous fait de vous retrouver dans ce lieu si différent du monde dans lequel vous vivez. Comment trouvez-vous tout cela ? dis-je en montrant le vaste grand salon de Montceau, le parc par delà les fenêtres. Trop vieux, inutile, périmé ?

— Oh non ! Certainement pas ! répondirent-ils tous les trois en chœur. On y sent une vie, quelque chose qu’on ne comprend pas très bien, quelque chose d’important !

En sortant, j’ai trouvé le blagueur en train de lire un journal dans la cour d’honneur. Je lui ai demandé si l’exposé lui avait plu.

– Oui, beaucoup, a-t-il dit, avec une conviction qui m’est allée droit au cœur.

Et nous sommes repartis vers Gex, en savourant une fin de journée dans la lumière dorée du Jura. Non, je n’avais pas fait une conférence à l’Académie Française ou au Collège de France, beaucoup de ces résidents n’avaient fait aucune étude. Mais comme les jeunes, j’ai pensé qu’il s’était passé ce jour-là, quelque chose de mystérieux, à travers les âges.