Nous avions laissé filer le temps par manque d’enthousiasme ; les maisons closes, les danseuses et chanteuses de Montmartre, du déjà vu. Alors que nous fêtions les rois avec les Christin, ils nous ont rappelé que l’exposition Toulouse-Lautrec se terminait à la fin de la semaine. Nous y avons couru in extremis. N’ayant pas réservé, nous avons dû attendre au pied de l’escalier à double volute. Un musicien de rue, la cinquantaine, le visage buriné, les mains protégées par des mitaines jouait de la clarinette sur des airs d’opéra. Il jouait comme on respire, lançant des notes aériennes qui s’envolaient au-dessus des grands arbres du Rond-Point des Champs Élysée. Dans ce matin de janvier brumeux et frais, elles ressemblaient à des bulles de liberté. Sa trogne s’apparentait aux dessins de Toulouse-Lautrec. Il s’arrêtait de temps en temps pour s’adresser à la file d’attente, conseiller les égarés des mauvaises files. « Savez-vous pourquoi vous ne pouvez pas entrer ? », silence, « Maison close ! ». Et il reprenait sa musique comme on envoie des baisers.
Malgré la foule qui s’y pressait, je fus saisie par la puissance de cette peinture, par la vérité des portraits. Il se dégageait de ces scènes de cabarets et de bordels, une profonde humanité, une vie d’une incroyable intensité. Chaque portrait dessinait une identité sans jugement, avec une acuité qui m’étonna d’autant plus que les photos du peintre montraient le petit homme difforme chaussé de mauvais lorgnons. Je diagnostiquais sur le bord d’un verre une myopie sévère. Quelle étrange empathie lui faisait tracer la moue, le froncement fugitif de sourcils, la vivacité des mèches de cheveux avec cette précision ? Habileté d’autant plus étrange que son système nerveux était rongé par une maladie congénitale, par la syphilis, l’alcoolisme et la tuberculose. Quel tressaillement surgissait de son être pour fixer sur la toile une telle connivence avec les acteurs des nuits montmartroises, quel défi ? Sa petite taille donnait aux portraits en pied une grandeur bouleversante. Celui de son cousin, le docteur Tapié de Ceyleran, son compagnon de bamboche, cette « canaille » à la morgue insolente, ne contredisait en rien la compassion du grand médecin devant la misère humaine. Du désespoir ? Non, j’y ai vu plutôt la liberté de ne pas se soumettre à la norme d’une époque corsetée.
Sur le mur des escaliers qui descendaient à l’étage inférieur, une très grande photographie de la chanteuse, Yvette Guilbert. Elle paraissait si simple, elle portait avec un tel naturel les longs gants noirs qui lui montaient jusqu’au-dessus des coudes, son décolleté se découvrait sans provocation. Par quel miracle, Toulouse-Lautrec en avait-il fait ce personnage pointu, haut en couleur, cette sauterelle extravagante, cet emblème du monde de la nuit ? Peut-être parce que le peintre s’y connaissait, lui qui avait vu de l’intérieur l’aristocratie et le peuple de Montmartre, le monde des chevaux de course et celui des chevaux de cirque. Ils se faisaient confiance, jusque dans leurs différences. Je m’attendais à un monde clos et étouffant, j’y ai trouvé un hymne à la vie.
Cependant, lorsque le lendemain, nous avons vu arriver Tom, notre petit-fils, avec son sourire et son enthousiasme de onze ans, les bisous du coucher et les conversations sur l’école et les copains, nous avons respiré un air plus vif. Et lorsque le lendemain matin, après le petit déjeuner et les courses, nous avons joué à l’Autoroute, blagué, perdu ou gagné et que nous avons attendu son père pour une énième galette des rois, loin de la fin du XIXe siècle et de ses bordels, nous avons savouré sa jeunesse pleine d’avenir…
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