Lundi à la Sorbonne, Les Suppliantes, d’Eschyle, par la compagnie Démodocos.
Je savais qu’un groupe jugeant son annonce raciste s’était constitué sur Facebook, avec la ferme intention de perturber la représentation. On y voyait une blanche danser la peau maquillée de noir, ce qui fut assimilé au Blackface, grimage noir destiné aux États-Unis comme au Canada à ridiculiser les noirs.
On m’avait dit qu’une vieille photo avait été utilisée par les organisateurs, mais que le metteur en scène avait décidé cette fois-ci de définir l’origine nubienne des réfugiées égyptiennes par des masques peints en noir.
Je me suis retrouvée dans le hall de la Sorbonne avec deux à trois cents personnes, dont quantité d’élèves accompagnés par leurs professeurs. Beaucoup d’entre eux étaient noirs. J’avais donné rendez-vous à Françoise G et je l’attendais, fatiguée par le bruit qui s’amplifiait de minute en minute.
Ne la voyant pas arriver, je retournai à la porte de la Sorbonne laquelle était fermée. Par la vitre, j’ai vu dans la rue un nombre important de manifestants dont certains n’avaient vraiment pas l’air commode. Pourtant les masques à leur tour contestés sur Internet avaient été repeints en plus clair durant la journée, ce que le responsable de la Sorbonne s’était efforcé d’expliquer à la petite foule. A force de négociations, il avait obtenu, expliqua-t-il, que deux représentants viennent dialoguer dans l’amphi avec le metteur en scène et sa troupe. Quand je suis retournée dans le hall, le ton montait parmi les élèves. Soudain décidés à boycotter la représentation, ils distribuaient des tracts fournis par une protestataire qui avait franchi le barrage des gardiens.
Allez donc convaincre un groupe de cinquante jeunes du changement de couleur des masques quand il ne veut rien entendre ! Malgré les efforts des adultes, la représentation fut annulée, laissant sur le carreau comédiens et public venu parfois de loin. C’était d’autant plus dommage que la pièce évoquait le problème de l’immigration et de l’insertion dans les pays d’accueil.
Dans l’amphi désert, les comédiens costumés en avaient profité pour répéter, une sorte de mini représentation (ci-dessus). Pendant ce temps, dans le hall, une discussion plus qu’animée se développait entre les jeunes et un public courageux d’en débattre. Les jeunes filles noires, souvent très belles, parlaient si vite et si fort qu’on ne les comprenait pas.
Si certains des adultes jugeaient stupide de saboter une pièce du répertoire de l’humanité, d’autres dont je faisais partie, comprenait aussi leur indignation. Les filles m’avaient montré sur Facebook une photo de masques noirs, grotesques et grimaçants, qui pouvait à juste titre les avoir blessées. Compte tenu de la nécessité pour les masques grecs d’impressionner l’auditoire, ils n’avaient rien de répréhensibles, mais le manque de communication et surtout la difficulté grandissante du fait des réseaux sociaux d’établir une différence entre vie réelle et représentation avait mis le feu aux poudres sur un terrain plus que sensible.
Gilles m’a dit avoir vu revenir des toilettes une choriste en pleurs. Elle avait été agressée dans les toilettes, il avait fallu l’intervention d’un comédien pour la libérer. Pour ma part, j’ai trouvé la plupart de ces jeunes révoltées assez ouvertes au dialogue. Radieuses de leur jeunesse, elles m’ont attendrie par leur volonté de chercher une place dans une société qui ne voulait pas d’elles.
Le ton s’est peu à peu calmé. Les professeurs ont rameuté leurs classes et nous avons été dirigés vers la sortie de la rue Saint-Jacques. J’ai retrouvé Gilles et Xiaoli au bistro sur la place de la Sorbonne où nous avons commenté la soirée avec humour.
J’aurai tant voulu que ces jeunes comprennent ce que l’annulation de la pièce avait de désolant, combien il était triste de se priver d’un chef d’œuvre (même d’accès difficile…) ! Du gâchis, comme l’ont pensé certains ? La pièce n’avait pas eu lieu, mais le questionnement d’Eschyle avait traversé les siècles !
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