Après une journée fatigante, assise sur un siège en forme de cuvette, un œil fixé sur le panneau de fréquence du trafic, l’autre sur une mer idyllique proposée par une agence de voyages, je laisse passer quelques métros bondés. Une rame s’arrête déversant sur le quai une grande partie de ses occupants, je décide d’y monter.
Un strapontin s’est libéré. À cette heure de pointe, la course aux places assises me laisse souvent debout. Je n’y suis pas très habile malgré une connaissance approfondie des avantages et des inconvénients de chaque siège. Les huit places centrales offrent un asile au milieu de la foule. Cependant mes préférences vont vers les bouts de rame d’où il est possible d’observer sans complexe, un coude appuyé sur la tablette de la fenêtre, le wagon suivant, les câbles et les tampons de jonction, les passagers compressés.
Ce jour-là, grâce à cette attente et peut-être parce que le flot de la sortie des bureaux est passé, le métro n’est pas surpeuplé. Mon attention flotte sur la journée écoulée, la soirée à venir, lorsque j’entends une voix forte provenant de l’autre bout du wagon.
Dans mon enfance on lisait encore sur des murs délabrés cette phrase à demi effacée : « La mendicité est interdite », suivie d’un numéro du Code civil. L’assistance aux démunis passait par des organisations laïques ou confessionnelles. Seuls les clochards faisaient la manche. Je me souviens comme si c’était hier de Roméo et Juliette, un couple de marginaux qui déambulait dans notre ville en poussant un landau rempli d’objets hétéroclites. On les a retrouvés morts, gelés l’un contre l’autre dans leur abri de fortune l’année où la température est descendue en dessous de – 20° durant trois semaines. Ils faisaient partie de notre univers et la ville entière eut une pensée pour eux.
Aujourd’hui, entre l’appartement et l’atelier, je ne compte pas moins de huit mendiants, tous anonymes, et la plupart roumains, auxquels il faut ajouter les quêteurs du métro. Matin et soir, je vois se dégrader un jeune homme avachi sur le trottoir qui crie à chaque passant : « M’sieur ! M’dame ! Une p’tite pièce, siou plait ». Il semble ne pas avoir toute sa tête. Les gens du quartier le protègent. J’hésite à lui faire l’aumône. Je voudrais lui manifester un peu de solidarité, mais je crains d’accélérer sa chute.
A l’autre bout du métro, ce jour-là, un homme de très haute taille, chevelure ondulée grisonnante, visage rouge et charpenté, nez fort et mâchoire carrée, se lance dans un discours de protestation contre l’égoïsme des nantis. Sa prestance gouailleuse donne un instant du poids à ses paroles et les têtes se tournent vers lui. Mais l’obscénité de ses propos le renvoie vers le groupe indistinct des laissés-pour-compte de la société et les regards s’éteignent. Il traverse le wagon, main tendue, et se tait lorsqu’il atteint la porte à côté de mon strapontin. J’évite son regard, peu soucieuse de me voir interpelée.
C’est alors qu’une voix menue, aussi fine et féminine que celle de l’homme avait été forte et grave rompt le silence :
— Je m’appelle Aurélie…
Deux mendiants ne quêtent jamais dans le même wagon. Les visages se dirigent vers elle.
La jeune fille qui vient de sauter dans la rame commence son discours sur un ton guilleret. Une vingtaine d’années, jolie, nez en trompette, cheveux frisés enveloppés dans un turban de couleurs mordorées assorti à une robe longue tissée de matières naturelles qui évoque les années hippies avec le décalage inhérent aux imitations.
L’homme ne l’a pas tout de suite entendue. Il finit par lever la tête comme tiré de ses pensées. Figé par la surprise, il évalue la situation. Elle parle un français sans accent. Sa voix cristalline ne porte aucune plainte, aucune récrimination. Elle demande simplement une pièce ou un ticket restaurant, comme on demanderait l’heure ou son chemin. On devine à ses sourcils froncés qu’il ne parvient pas à la situer, puis ses classifications reprenant le dessus, il crie, afin que tout le monde l’entende, sûr de son fait :
— L’enc…, est-ce que je vais mendier à Bucarest ?
Ce nationalisme intempestif fait sourire ceux qui ont saisi la scène. L’homme n’en a cure et lorsque le métro s’arrête, il descend la tête haute, impérial, sur le quai. La jeune fille effrayée par le tonnerre déclenché s’est enfuie, laissant chacun à ses pensées.