Les années s’écoulent les unes après les autres, accumulation d’heures et de jours qui nous filent entre les doigts à peine vécus. Le visage se creuse, les rides apparaissent, la santé se mérite, il y faut des soins, des exercices. Des enfants naissent, des parents, des amis disparaissent. Plus les années passent et plus on se rapproche de ce qu’on voulait ignorer : la mort au bout du chemin, de nos jours tellement occultée.
Ces chroniques sont une tentative nécessaire bien qu’illusoire au regard de l’éternité de retenir l’instant fuyant, de laisser quelques traces de ce qui fut, de refuser l’oubli.
Les lignes qui vont suivre ne sont guère réjouissantes, âmes sensibles s’abstenir.
Il était environ une heure du matin. Le sommeil tardant à venir, mes pensées erraient dans les événements de la journée. Perçant la brume de mes sens à moitié endormis, j’entendis un objet tomber dans la cour. Je sursautai et tendis l’oreille. Le silence de la nuit s’était replié sur l’immeuble. Un pot de fleurs mal arrimé aux balustrades s’était probablement décroché sans faire de dégât puisque la gardienne, dont la chambre du rez-de-chaussée jouxte la cour n’avait pas jugé bon d’intervenir. Il aurait pu tomber sur la tête d’un retardataire !
J’ai fini par m’endormir d’un sommeil légèrement troublé. L’éclatement mat précédé d’un crépitement bref ne correspondait pas tout à fait au bruit de la chute d’un pot de fleurs, même en plastique.
Des bruits de voix me réveillèrent. Un rien d’inquiétude me fit jeter un coup d’œil dans la cour, à travers les vitres. Tout semblait dormir. À notre étage, un retrait de façade cache le rez-de-chaussée, j’ai ouvert par acquit de conscience la fenêtre du bureau de Gilles. Les voisins du dessous penchés au-dessus de la rambarde de leur chambre regardaient la cour éclairée.
— Que se passe-t-il ? leur ai-je demandé.
Le voisin s’est replié dans la pénombre de sa fenêtre, mais la voisine avant de le rejoindre me répondit après une hésitation :
— On craint un suicide !
Grands Dieux ! … la femme du cinquième ?
Je ne suis pas tout de suite parvenu à me rendormir. Je pensais à cette femme, la soixantaine un peu forte, très maquillée dont le parfum persistait dans l’ascenseur longtemps après son passage. Elle venait souvent rendre visite à sa mère de quatre-vingt quatorze ans et à son beau-père de cent-un ans. J’avais pris l’habitude de lui demander de leurs nouvelles : son beau-père ne bougeait plus de son fauteuil, ne parlait plus, sa mère s’était blessé le genou en tombant.
On voyait les deux femmes arpenter le trottoir à petits pas, la vieille dame agrippée d’un côté à sa fille, de l’autre à sa canne. On pouvait observer un va-et-vient incessant d’infirmières et de jeunes filles le plus souvent jeunes, blondes et jolies.
Un jour, elle m’annonça blême, les cheveux défaits qu’on venait de lui diagnostiquer un cancer du sein. Je compatis du mieux que je pus.
Elle restait dormir chez ses parents de plus en plus souvent. Au début, elle écoutait la radio durant la nuit, fenêtres ouvertes, puis, peut-être en raison de protestations, on ne l’entendit plus. L’été passa ; à notre retour, ne la voyant pas, je demandai des nouvelles à une des infirmières qui appuyait sur le bouton du cinquième.
— Les parents ça va, mais leur fille… répondit-elle elliptique.
— Problèmes de santé ?
— La santé, ça va, mais…
— Dépression nerveuse ?
Elle acquiesça d’un battement de cils. Un souvenir qui, cette nuit-là, me trottait tristement dans la tête. L’heure tournait et la fatigue aidant, je commençais à m’assoupir lorsque nous fûmes réveillés par la clameur impérieuse de la sonnette d’entrée.
Le temps d’enfiler une robe de chambre :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Police !
Difficile de ne pas obtempérer ! Gilles m’avait rejointe et nous vîmes surgir du palier, en tenue, un policier de plus de deux mètres de haut et sa collègue, la trentaine, petite, menue, maquillée queue de cheval, cheveux blonds s’échappant sur les oreilles. C’était la chef, elle prit la parole :
— On vous a réveillés ?
— Un peu, oui !
— Excusez-nous !
Et sans plus attendre, elle continua :
— Vos noms, prénoms, dates et lieux de naissance ?
Comme je demandais la raison d’une entrée en matière aussi abrupte.
— Vous n’avez rien entendu ?
Je leur ai fait part du bruit de chute et plus tard des voix dans la cour.
— À quelle heure ?
— Je ne sais pas, je dormais à moitié.
— Une heure du matin, affirma Gilles qui avait pourtant dormi à poings fermés, ce que je lui fis discrètement remarquer.
— La cour n’est pas visible depuis nos fenêtres. Mais les voisins du dessous ont vaguement évoqué un suicide. C’est vrai ?
— Oui.
— La mère ou la fille ?
Ma question avait fusé, rapide.
— La fille ! dit la jeune femme.
— C’est fini ?
Je craignais qu’elle fût cassée en mille morceaux, mais vivante, condamnée à d’infinies souffrances.
— Oui !
Elle me regardait, vaguement interrogative, je lui dis :
— Elle n’allait pas bien !
Le géant hocha la tête et prit une mine de circonstance. Il ne savait pas quel lien nous entretenions avec la morte. Je me demandai à quelle fréquence ils intervenaient pour ce genre d’événement et s’il compatissait vraiment. Il semblait que oui.
— Aucun enfant n’a vu ça ? ne puis-je m’empêcher de demander.
— Non ! répondit la jeune policière, comme s’il y allait de son honneur professionnel me laissant comprendre que des paravents avaient été installés.
La policière nous redemanda notre identité, que son compagnon inscrivit soigneusement dans un carnet d’écolier. Je ne pus m’empêcher de leur dire :
— Je vous jure que nous ne l’avons pas poussée !
Ils me regardèrent un peu estomaqués. Devant mon sourire, la jeune fille se décida à une explication :
— C’est juste une routine. On prend toujours les noms des personnes de l’entourage.
Je m’en étais doutée, mais ils auraient pu y mettre les formes. Elle demanda plus gentiment :
— L’appartement en face de chez vous ? Ça ne répond pas…
Pour le moment vide, de la lumière sous la porte laisse penser qu’il sert parfois de dépannage. Et j’imaginais un hôte de passage, probablement étranger, paralysé au fond de son lit en entendant la pétarade de la sonnerie et le mot police :
— Il n’y a personne. Les propriétaires habitent en Australie.
Sitôt les policiers partis, nous nous sommes recouchés. Que pouvions-nous faire d’autre ? On entendait des mouvements dans l’escalier, des voix. Dans ces cas-là, l’imagination cavale. Dans quel état est le corps ? Qui l’a aperçu en premier ? Quelle a été la réaction de sa mère, une femme élégante dont le grand âge n’a pas entamé une volonté de fer ?
Je me suis cependant rendormie assez vite, le déroulement des événements prenant le pas sur le désespoir de cette pauvre femme.
Le lendemain, je rencontrais la gardienne qui me salua comme si de rien n’était. J’en fus d’autant plus étonnée qu’au passage, je ne remarquais aucune trace sur les dalles de la cour. Peut-être une vague tache sombre, plus vraisemblablement la conséquence de la perte de feuillage du petit arbre à côté de la porte. Je me dirigeai vers le local à poubelle lorsque j’aperçus des silhouettes dans l’ombre de la voûte. Notre voisin du dessous discutait avec la présidente de la copropriété, une jeune avocate, dont la voix douce cache une certaine autorité.
Le ton confidentiel me renseigna aussitôt sur la teneur de leurs propos.
Ils se turent en me voyant arriver et je lançai :
— Bien triste ce qui est arrivé cette nuit ! La gouvernante m’avait dit qu’il avait fallu l’hospitaliser en psychiatrie. Je ne savais pas qu’elle était rentrée.
La jeune avocate approuva :
— Hier, je plaidais en province, je ne suis rentrée que ce matin. Il y a quinze jours environ, mon mari qui travaille de l’autre côté de la cour, l’a vue enjamber la rambarde de sa fenêtre, il a crié, la gouvernante est apparue et l’a tirée en arrière.
— Dans quel état est sa mère ?
Le voisin du dessous a répondu :
— Elle s’en remettra. Elle est forte !
Il parlait en connaissance de cause. Voisin de palier, il veille sur eux. Il faisait faire le tour de la place au vieillard, petit pas après petit pas, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus marcher. Spectacle étrange que cet homme de taille élevée portant pratiquement le minuscule vieillard dans lequel on ne pouvait plus guère reconnaître l’homme à la démarche assurée, bon vivant, vêtu avec recherche, feutre bourgeois sur la tête, une figure du quartier.
Une vingtaine d’années auparavant, il m’avait dit :
— Savez-vous que j’ai quatre-vingt-cinq ans !
Comme je rétorquai qu’il ne les faisait pas, il m’avait répondu en séducteur inquiet :
— Je les ai pourtant, et je ne sais pas ce qui m’attend !
Les années avaient fait leur ouvrage !
La gardienne qui sortait de l’escalier B s’arrêta en nous voyant :
— Savez-vous ? Le colonel n’était pas content ce matin. Des noctambules ont cassé des branches à l’arbuste de la cour !
Le colonel, copropriétaire attentif à la bonne tenue de l’immeuble, possède la voix forte, grave et caractéristique de son ancienne fonction. Son caractère tranché ne s’embarrasse pas de périphrase et la gardienne venait se faire réconforter auprès de nous. Il n’est pas réjouissant d’écouter le général protester au petit matin. Un silence suivit, rompu par la voix douce de l’avocate :
— Vous n’êtes donc pas au courant ?
— De quoi ? s’étonna la gardienne, généralement aux premières loges pour tout ce qui concernait l’immeuble.
— Vous n’avez rien entendu ?
— Non !
— Cette nuit ?
Comment était-ce possible ? Son lit est à trois mètres du lieu du drame.
— Non, je prends quelque chose pour dormir et je mets des boules Quiès. Que s’est-il passé ?
La gardienne était peut-être la seule personne à avoir eu un véritable contact avec la morte, l’avocate prit des précautions pour lui annoncer la triste nouvelle.
— Mon Dieu, Kittie !
Ses yeux s’écarquillèrent, puis son visage se décomposa.
— Mon Dieu, Kitty !
Ses yeux s’écarquillèrent, puis son visage se décomposa.
J’entendais ce prénom pour la première fois. Nous connaissions son nom de jeune fille, mais nous ne savions ni ce qu’elle faisait, si elle était mariée, ni où elle habitait. Elle avait pourtant choisi notre immeuble pour mourir. Je vis dans les branches cassées du petit arbre, seuls témoins de sa détresse, une sorte de message. Son geste dont les traces avaient été effacées par la police ne pouvait pas sombrer dans cette irréalité soigneusement organisée.
Je rassurai la gardienne qui se reprochait de ne pas s’être réveillée :
— Cela n’aurait servi à rien. Vous auriez été remuée inutilement.
Elle me rendit un regard mouillé :
— En ce moment, j’ai des soucis et je dors mal. J’avais pris un comprimé. La pauvre Kitty ! Elle sortait de l’hôpital. La vie n’a pas été tendre avec elle !
Nous n’avons pas voulu épiloguer davantage. Pour nous protéger ? Par discrétion ? Par pudeur ? Par respect pour l’infortunée ? Tout cela à la fois, mais peut-être davantage par manque de temps. On n’a jamais le temps en ville… même quand on n’a pas grand-chose à faire.
Gilles m’a retrouvée à l’appartement pour le déjeuner :
— Tu as vu le mur dans la cour ?
— Non !
— Ce n’est pas joli, joli !
— Les policiers ont tout nettoyé !
— Pas au-dessus d’une certaine hauteur. Ils voyaient probablement mal dans la nuit.
— Je n’ai pas pensé à lever la tête. C’est si terrible que ça ?
Je pensai aussitôt à la gardienne. Le mur était situé juste devant la loge.
Après le déjeuner, quand je suis descendue pour aller à l’atelier, toute trace avait disparu. Le hasard voulut que je croise la gardienne sous le porche. Elle détourna des yeux bouleversés. Prenant mon courage à deux mains je lui dis :
— Mon mari m’a dit que les policiers n’avaient pas nettoyé le haut du mur…
— Oui. C’est moi qui l’ai fait tout à l’heure. C’était affreux !
Je lui fis remarquer qu’au moins la pauvre femme n’avait pas eu le temps de se voir mourir. Piètre consolation !
— Vous croyez ? Comment savoir ce qu’elle a pensé pendant qu’elle tombait ?
— Il valait mieux qu’elle meure sur le coup. Le petit arbre aurait pu l’arrêter dans sa chute et la laisser dans un très triste état.
— Du cinquième… ? me répondit-elle sceptique.
Je pensais à ce chercheur, un collègue de Gilles, qui s’était jeté de la tour de Jussieu. Pris de regret, il avait retenu sa chute avec ses mains et ses ongles. Il avait survécu et repris son travail, cramponné sur des béquilles, enfin heureux de vivre.
Nous avons évoqué la morte.
— C’est dommage, elle paraissait sympathique ! ai-je dit.
— Oui. Elle était très gentille. Mais elle a eu une existence difficile.
— Elle vivait chez ses parents ?
— Non, elle avait un studio dans le 16ième. Mais, elle restait souvent dormir chez eux. Elle ne travaillait plus. Elle avait été mariée très jeune et avait divorcé presque aussitôt.
Elle hésita… :
— Elle avait pourtant guéri de son cancer ! dit-elle en larmes, de l’admiration dans la voix.
Il n’y eut pas de service funèbre. Certains disent que les morts sur lesquels on a pleuré vont au paradis.
Quelque temps plus tard, une femme d’environ soixante-dix ans est sortie du cinquième. L’ascenseur s’est arrêté au passage et je lui ai demandé des nouvelles de la vieille dame. Dure d’oreille, elle m’a fait répéter trois fois la question. Elle ne comprenait manifestement pas ce que je lui voulais. Puis son visage s’est éclairé, elle a répondu :
— Elle va bien. Je suis la fille de son mari. Mon père a cent-un ans. Lui aussi va bien, mais il n’est plus très présent. Ce sont de grands vieillards ! Heureusement, nous avons la chance d’avoir une aide qui s’en occupe très bien.