Aujourd’hui, la loi a été votée. Les mariages d’homosexuels commencent à être célébrés et enregistrés. En janvier, on en était encore loin : une manifestation avait réuni sur le Champ de Mars entre six cent mille et un million de personnes pour protester contre la proposition de loi instituant le mariage pour tous.
Ce dimanche-là, je travaillais dans mon atelier, à deux pas de l’École Militaire. Le son s’amplifiant, j’ai fini par mettre le nez dehors. Un flot ininterrompu de manifestants s’écoulait de l’avenue de Suffren et la sono crachait à fond.
— Un papa, une maman, y a pas mieux pour un enfant.
— Hollande, ta loi on n’en veut pas !
La foule reprenait avec bonne humeur. La voix stridente du haut-parleur lâcha un propos homophobe aussitôt suivi de rectification.
On voyait une grande quantité de familles, parents avec enfants, la plupart en groupes d’amis, beaucoup de jeunes couples avec bébés et poussettes. La province, la France traditionnelle avait répondu présent. Il y avait quelque chose d’émouvant dans cette volonté d’affirmer un mode de vie mis en péril par la modernité.
— Un papa, une maman, la différence fait vivre.
Soudain le haut-parleur a lancé :
— Votre attention s’il vous plait ! Un enfant s’est égaré. Six ans, vêtu d’un anorak orange et d’un bonnet bleu. Si vous le voyez, ramenez-le au pied de la statue du Maréchal Foch.
Il y eut un flottement dans la foule. J’entendis un jeune à mes côtés s’écrier en blaguant :
— Ah, s’il avait eu deux papas !
La station de métro étant fermée, je remontais à contre-courant la foule qui continuait de s’écouler de l’avenue de Suffren, saisissant ça et là quelques réflexions amusantes, parfois saugrenues, surprise de l’absence d’hostilité à l’égard des homosexuels.
J’ai fini par entrer dans le métro à la station Ségur. J’ai attendu deux ou trois rames avant de pouvoir m’introduire dans un wagon bondé de manifestants qui commençaient à regagner les gares. On s’y pressait dans la bonne humeur. Lorsque j’entendis une voix éraillée :
— Enfoirés !
Elle provenait d’une femme résolument assise sur un strapontin à côté d’un enfant. Le temps que je m’ébroue, que je me glisse entre deux passagers, j’entendis un homme protester :
— Madame, vous pourriez vous lever. Vous ne voyez donc pas qu’il y a trop de monde ?
— Sûr qu’il y a beaucoup d’abrutis dans ce métro. Tant pis pour eux !
Je me suis retournée. La matrone, corpulente, tronche rougeaude, cheveux blondasses à demi défrisés protestait avec cette véhémence faubourienne qui disparaît à toute allure de nos jours à Paris.
— Je me gênerais ! Pour une bande de salauds comme vous ? Des salopards qui veulent tuer les homosexuels ?
Elle se répandit en insultes sonores, ajoutant pour faire bon poids :
— Des mal baisés…
Il y eut un moment de flottement, des protestations s’élevèrent de l’autre côté des banquettes centrales :
— Si vous ne vous levez pas, nous saurons vous contraindre à descendre au prochain arrêt !, cria une voix mâle qui ne laissait aucun doute sur ses intentions.
— Je me laisserai pas faire !
Visage cramoisi, elle hurla :
— Je l’avais dit à mon fils que vous n’aviez pas de respect.
Je me penchais et je vis à ses côtés un petit garçon d’une dizaine d’années, gringalet, les yeux cernés, les sourcils froncés.
Sa mère semblait décidée à en venir aux mains. Le groupe de passagers était constitué d’hommes et de femmes entre cinquante et soixante ans, vêtements soignés, coupes de cheveux nettes, d’allure sportive. J’entendis l’un d’eux s’écrier avec calme, sans forfanterie :
— Madame, ce n’est pas un exemple à donner à votre fils !
Cette phrase eut pour effet immédiat de calmer la femme :
— Je n’aime pas les homophobes !
L’homme répondit tranquillement :
— Nous n’avons rien contre les homosexuels. Nous sommes contre le mariage pour les couples de même sexe. Et puis nous pensons qu’un enfant a besoin d’un père et d’une mère.
La rumeur s’apaisa dans le wagon. Une jeune fille solitaire qui n’avait probablement rien à voir avec la manifestation me lança un sourire, plutôt soulagée de la tournure que prenait la discussion. D’ailleurs, le métro ralentissait pour s’arrêter à la station Odéon où je devais prendre la correspondance vers la Porte de Clignancourt. Je n’étais pas la seule car elle desservait la gare du Nord. Je laissais le flot s’échapper du wagon et je passais devant la mère et l’enfant toujours résolument assis sur leurs strapontins.
Qu’est-ce qui me prit ? Je n’en sais rien. Peut-être un fond de sympathie pour le couple si différent de la multitude du Champ de Mars. Peut-être aussi le sentiment que la vie de cet enfant ne devait pas être facile au côté d’une mère aussi volcanique et atypique. En passant, je lui ai caressé la joue en lui disant :
— Bon courage !
Il sursauta comme s’il avait été piqué par une vipère :
— Ne me touchez pas !
Je m’arrêtai une fraction de seconde et je vis un enfant révolté. Ses yeux me fixaient avec un courage surprenant. Seul au milieu de la foule, il défendait l’honneur de sa mère, leur identité. On aurait dit Gavroche sur les barricades, la blague en moins. Il cria de nouveau avec une conviction et une force, une netteté qui forçaient le respect :
— Ne me touchez pas !
La mère bredouilla quelques mots. Mais il n’avait nul besoin de secours.
Descendue sur le quai, je me suis retournée. La porte ne s’était pas encore refermée. L’enfant me fixait toujours avec la dignité de ceux qui refusent la pitié. Je lui rendis son regard avec le respect que je lui devais. Il me dit alors :
— Ben oui, quoi ! Ne me touchez pas !
Ce n’était pas de l’hostilité, juste la constatation de son bon droit, de son droit à être lui-même sans qu’une dame qu’il ne connaissait pas le touche et lui impose des sentiments sur ce qu’on doit être ou ne pas être. Je lui rendis un regard perplexe, en tout cas admiratif. Je crois qu’il en sentit la solidarité, car son visage se détendit ;
Et ce fut comme un petit camarade qui disparut, lorsque les portes se refermèrent.
Par la suite une manifestation pro mariage pour tous se déroula vers la Bastille. Ce n’était pas mon quartier. J’en eus des échos par les journaux et la télévision. Beaucoup plus folklorique, certainement moins soucieuse des opposants. Des slogans le plus souvent drôles, mais qui pouvaient blesser les convictions des familles réunies auparavant sur le Champ de Mars, dont le moindre était :
« Jésus est né d’une procréation miraculeuse assistée, une vierge et deux papas »
Mais c’est celui-ci qui m’est resté :
« Moi aussi, je veux pouvoir épouser une chieuse, appeler mes enfants Kevin ou Tyson et avoir un chien qui pue. »