A vingt ans, je plongeais dans un univers étrange et inconnu, extraordinairement neuf pour moi, sans savoir qu’il avait déjà subi l’érosion du temps.
L’atelier de la Grande Chaumière et son prolongement l’atelier Colarossi avaient eu leurs heures de gloire. Une montagne de génies de toutes nationalités les avait fréquentés : Gauguin, Camille Claudel, Modigliani pour ne citer qu’eux. Ce voisinage à travers le temps me semblait aussi naturel que le ciel au-dessus de ma tête, ou le vent dans les arbres d’une forêt.
On quittait l’agitation motorisée du Carrefour Vavin et le trottoir de la rue de la Grande Chaumière pour franchir une lourde porte qui ouvrait sur un couloir carrelé. On laissait et on laisse encore aujourd’hui sur la gauche l’Académie de nus. Tout au bout, dans une courette, les bâtiments Colarossi, faits de bric et de broc, torchis, brique et bois semblaient défier le temps malgré leur fragilité. Notre atelier se trouvait à gauche, au rez-de-chaussée. Nous dessinions au fusain des moulages en plâtre dans la lumière blafarde de son antique verrière. Une trentaine d’élèves y préparaient les concours aux écoles des Arts Déco et des Métiers d’Art, sagement assis sur de vieux tabourets en bois devant la souveraine tête de la Vénus de Laborde (du nom de son découvreur en Grèce), ou celle du Christ de Vézelay aux yeux impérieux, devant un énigmatique bouddha ou encore devant un serein et royal capétien à couronne de fleurs de lys.
On aurait entendu voler des mouches si elles avaient osé y introduire une aile. Comment évoquer la tension silencieuse qui accompagnait le frottement des fusains sur le papier ? Notre existence semblait en dépendre. Bras tendus, nous évaluions la largeur par rapport à la hauteur, afin de faire rentrer le dessin dans la page. Puis, toujours bras tendu, le crayon vertical, nous établissions les proportions sans lesquelles le nez, les yeux ou le menton n’auraient pas trouvé leur place et auraient rendue vaine la poursuite de nos efforts. Car il fallait ensuite faire « tourner » le volume, établir des contrastes ni trop appuyés, ni trop pâles, cligner des yeux pour saisir la cohérence de l’ensemble, le but suprême étant de traduire le caractère et la puissance des modèles. Nous nous acharnions, la gomme de mie de pain à la main sur le papier Ingres à léger relief. Nous passions une semaine à raison de trois heures par jour devant un même plâtre.
Quand j’écris ces lignes, je ressens encore la volupté de la caresse sur le papier, les doutes et le plaisir de cette lente élaboration, cette communion avec des œuvres d’une puissance mystérieuse et intimidante. Bataille dont nous ne connaissions jamais l’issue. Et je me gratte la tête. Comment est-il possible que ce qui nous paraissait éternel, intemporel, ait laissé la place en quelques années à des enseignements, puis à des démarches artistiques si différentes ?
Il y a peu, je me suis promenée dans l’École des Beaux-Arts après avoir assisté à une lecture d’Homère dans la Chapelle, dite Salle des moulages, laquelle avait vu des générations d’étudiants travailler leur dessin. Elle venait d’être restaurée après avoir été en partie saccagée par la révolte estudiantine de mai 68. Il est vrai que les sculptures florentines, orgueil des Médicis, transpiraient l’académisme, avec leurs guêtres et leurs pantalons bouffants, mais de là à saisir le bien fondé des nouveaux enseignements, le pas n’est pas facile à franchir.
Nous l’avons franchi, ce soir-là, tout à fait par hasard, après avoir traversé la cour du Mûrier. J’avais voulu montrer à Gilles l’emplacement de mon ancien atelier de sculpture. Une lumière filtrait sous la porte malgré l’heure tardive. J’ai appuyé sur la poignée, elle a cédé et nous avons surgi dans la vaste salle où mes camarades et moi, nous acharnions autrefois à modeler dans la terre l’anatomie d’un modèle nu trônant sur une selle tournante.
Nous étions alors une dizaine à travailler et à attendre le bon vouloir du « patron ». Affairé, impatient de repartir, celui-ci, une fois par semaine, posait son manteau et son chapeau sur la patère qui lui était réservée. Il nous accordait une heure, exceptionnellement deux, pour une correction qui consistait à trancher sans état d’âme à grands coups de couteau dans une fesse ou un coude. Mais c’est avec une énergie considérable, remplis de bonne volonté et soudés par un sentiment de fatalité que nous enrobions de terre l’armature en fer qui préfigurait le tronc, la tête, les bras et les jambes selon un modèle souvent appétissant. Il y aurait beaucoup d’anecdotes savoureuses à raconter sur nos rapports avec les modèles, homme ou femme, choisis par le « massier », le responsable d’atelier. L’académisme de l’exercice ne faisait pas bon ménage avec notre envie de rigoler.
Ce soir là donc, dans la salle aussi nue que l’avait été le modèle d’autrefois, une trentaine d’étudiants en cercle regardaient l’un des leurs planté au centre, bras ballants, les yeux fermés. Ils s’écartèrent gentiment pour nous faire place. Nous avions l’impression de nous introduire dans une cérémonie ésotérique, mais accueillante.
Le silence et l’immobilité générale s’éternisaient lorsque le jeune garçon pris d’une sorte de convulsion se jeta sur le bac à terre, se saisit d’une motte, revint à sa place et la lança de toutes ses forces sur un mur de l’atelier. Elle s’y fixa comme une crotte sur le sol. De notre temps, elle n’aurait guère été visible sur une surface en mal de peinture depuis des décennies. Mais sur ce mur d’une blancheur éclatante, la salissure faisait son petit effet : provocation, rébellion contre la pureté, contre la virginité, contre la propreté, contre l’ordre établi. Il se recula, paru satisfait et se rua de nouveau vers le bac à terre. Après une vingtaine d’impacts, il s’immobilisa et tourna les yeux vers le professeur, une femme d’une cinquantaine d’années aussi souriante que bienveillante. Elle le félicita, il fut applaudi.
Il me fallut un certain temps avant de comprendre que nous venions d’assister à une « performance ». Dans le cadre de festivals d’art contemporain, les artistes sont aujourd’hui conviés à « s’exprimer » devant des spectateurs. Il ne s’agit pas exactement de théâtre, mais de « happenings » destinés à repousser les limites du domaine artistique, à s’affranchir des matériaux classiques et par l’éphémère à refuser expositions et cimaises. Souvent les « performeurs » sont encouragés à faire passer des messages contestataires, rébellion institutionnalisée qui me laisse perplexe.
Pendant que l’étudiant s’éclipsait, surgirent de ma mémoire les lourdes mottes de terre propulsées par mes camarades sur les bardeaux fixés au mur pour la confection des bas-reliefs. Ces lancers vigoureux finissaient parfois en batailles rangées n’épargnant pas les murs qui pelaient ensuite dans l’indifférence générale.
Un autre étudiant s’avança au centre du cercle, un long tabouret dans une main, des ciseaux dans l’autre. Yeux inquiets dans un visage pâle, cheveux en désordre, costume sombre légèrement trop grand, bonnet sur la tête, il posa son tabouret et s’y assis. Puis il saisit son bonnet et le regarda avec une certaine gravité.
Alors, muni de ses grands ciseaux, il commença à le découper soigneusement en cercles concentriques comme la peau d’une orange. Le serpent de laine tombé à terre, il se figea un instant. Puis, le visage toujours tendu, il retira sa veste dont il découpa une manche, puis l’autre, puis les revers, puis les boutons et les poches, et ce qui en restait en carrés de vingt centimètres sur vingt. Ce fut ensuite au tour de sa chemise. Enfin, torse nu, il ôta son pantalon qu’il découpa méthodiquement. Les autres étudiants l’observaient religieusement. Le message semblait trop sérieux pour en rire. Il s’éclipsa à son tour sous les regards approbateurs de ses camarades.
La professeure s’était rapprochée de nous, intriguée par notre âge canonique. Elle expliqua :
— C’est un exercice d’invention et d’imagination…
Nous l’avions compris, mais je continuais mi figue mi raisin :
— Je pensais qu’il allait aussi découper son caleçon.
Elle crut que je me moquais. Je la rassurai :
— Il serait allé jusqu’au bout de la démarche…
Elle répondit dans un sourire en haussant les épaules :
— C’est juste pour s’amuser.
Je lui expliquais que j’avais travaillé dans cet atelier plus de quarante ans auparavant et que l’enseignement y était alors très différent. Des étudiants nous écoutaient avec une simplicité confiante et une connivence inconnues à notre époque.
Après l’avoir chaleureusement remerciée, nous sommes repartis vers la cour du Mûrier et la cour d’honneur de la rue Bonaparte. Mais en passant devant la Salle des moulages restaurée, je ne pus m’empêcher de penser à l’agitation qui régnait dans ces lieux en mai 68. confection d’affiches, réunions animées par l’ambition de refaire le monde… Nous avions participé à ces événements qui sonnèrent le glas d’un enseignement datant de Napoléon 1er, il nous fallait bien en assumer les conséquences bonnes ou mauvaises !
Depuis, une dynamique probablement irréversible a rejeté aux oubliettes la lente maturation du pinceau, de la gradine et du maillet au profit de techniques plus modernes, comme la photographie et ses montages, les ordinateurs et la vidéo. On doit aujourd’hui étonner dès le premier regard, déranger, frapper l’imagination, faire appel à des concepts nécessitant de longues explications. Les œuvres destinées à l’espace public doivent être gigantesques et les tableaux sur les murs des appartements ont plus ou moins disparu, cédant la place à la fugacité des images de la télévision ou des écrans internet.
Une foule de jeunes se pressaient sur la passerelle des Arts. Les rambardes croulaient sous des cadenas de toutes les couleurs, sorte d’happening collectif qui brillait dans la lumière des lampadaires. Puis, dans le silence et la faible lueur de ses magnifiques façades nous avons traversé la cour carrée du Louvre. Mystérieuses, quelques silhouettes glissaient sur les vieux pavés. Derrière les murs veillaient des chefs d’œuvre millénaires, et c’est songeuse que j’ai continué ma route accompagnée par le sentiment du déroulement inexorable du temps.