
La Promenade au bord de l’eau, la céramique commencée à Tougin arrive à sa fin. Après cuisson dans le four d’Henricke, nous l’avions transportée à Paris début novembre en TGV. Émaillée, elle va pouvoir être accrochée sur le mur de mon atelier. Elle y restera en observation pour d’éventuelles retouches.
Je démarre un vaste modelage sur la table de la salle à manger de l’appartement (mon atelier du matin, nous déjeunons dans la cuisine). Mais maintenant, comment recevoir nos amis ? Comment y accueillir les amis de Gilles, la dizaine d’hellénistes qui l’entoure chaque mois pour traduire avec délice des tragédies grecques (cette année Les Perses) ?
J’ai eu l’idée d’aller chez Leroy Merlin acheter une grande planche, transportable dans mon bureau en cas de besoin. C’est ainsi que nous sommes allés attendre le 29 sous l’abribus devant chez nous. Le banc était encombré par un grand sac usagé d’où débordaient des livres.
Il arrive que des gens déposent des livres dans l’espace public plutôt que les mettre à la poubelle. Une démarche qui me touche et dont j’ai parfois profité avec bonheur. L’autobus arrivait, j’avais juste le temps d’y jeter un coup d’œil. À côté d’une biographie de Brigitte Bardot, une vieille édition de la correspondance d’Anton Tchékhov semblait m’attendre. Le livre était en deux morceaux, mais complet, il suffisait de le recoller, ce qui fut fait dès notre retour.
Il en découla une semaine inattendue et passionnante en compagnie d’un auteur que j’ai toujours un peu considéré comme un ami de la famille, un frère.
Nous avions revu assez récemment la Cerisaie à la Comédie française (en compagnie de notre petit-fils Noé, 20 ans). Les personnages tournent encore dans ma tête, Lioubov, Lopakhine, Varia, le vieux Fritz… À l’atelier-théâtre, nous avions travaillé quelques scènes de son répertoire.
Chanceuse, j’en avais trouvé la genèse par une des meilleures approches possible, sa correspondance ! Jean-Marc Hovasse, qui dirige les Séminaires Autobiographie et correspondances à l’ENS, m’en a ouvert le chemin, marqué par les relations des auteurs, leurs amitiés, leurs amours, agrémentés de détails plus ou moins intimes et éclairants.
C’est ainsi que j’ai appris de sa propre main que les grands-parents de Tchekhov étaient serfs, son père était né serf. Comment était-ce possible ? Avec cette allure d’homme libre, cette allure de grand seigneur ? De lettre en lettre se trace le portrait d’un homme courtois, raffiné et sensible, discret, l’humour en paravent. Ses photographies le montre assez grand, élégant. Il fit des études moyennes grâce à une bourse, obtint son diplôme de médecin et exerça à peu près toute sa vie. Il écrivit et publia très vite dans les journaux. Il put ainsi subvenir aux besoins de ses parents, de ses frères et sœur. On pourrait imaginer une vie particulièrement heureuse et réussie, malgré une enfance misérable et pourrie, s’il n’avait souffert d’une santé déplorable dont il n’euphémise jamais les mots.
J’ai parcouru avec lui la route qui mène aux îles Sakhaline avant la construction du Transsibérien. Il a failli plusieurs fois y perdre la vie, passage de rivière en crue, glace fondante, sable brûlant, il y a définitivement perdu sa santé. Malgré la souffrance du voyage, il semble enchanté, même exalté. Ça m’a rappelé ce qu’on disait des Russes dans les années 50, après la guerre.
— Les Russes, ils se tapent sur la tête pour le plaisir de ne plus souffrir ensuite.
Aux Sakhaline, il fit un rapport sur la misère qui sévissait parmi les déportés.
Malgré son succès auprès des femmes, il ne se maria qu’à la fin de sa vie et vécut très peu avec sa femme (Ma chère Olga, ma joie, mon salut !). Elle jouait dans ses pièces à Moscou, pendant qu’il soignait sa tuberculose au soleil à Yalta au bord de la mer Noire. Un auteur foisonnant, décrivant nouvelle après nouvelle sans jugement la société russe de la fin du 19e siècle et du début du 20e. Tolstoï l’admirait beaucoup et devint son ami.
Un homme courageux, honnête, compatissant, amusant, poétique, réaliste, créatif, solidaire des autres écrivains, sociable, bâtisseur de bibliothèques et d’écoles, bon fils, bon frère, travailleur, un homme de goût, d’amitiés, pondéré, et j’en oublie… bref, un peu énervant ! Avec une légère tendance à faire la morale à ses correspondants, même s’il se critique lui-même assez volontiers.
À 43 ans, épuisé par la tuberculose, il a appelé pour la première fois un médecin à son chevet, il a dit :
— Je meurs.
Il a bu une coupe de champagne, tourné la tête sur son oreiller et il est mort.
En lisant sa correspondance, comme lorsqu’on savoure son théâtre, on ne peut s’empêcher de penser au bolchevisme qui a suivi…
Le piano de l’atelier poursuit une aventure que je vous raconterai la semaine prochaine.
