L’auberge du roi Gradlon

Quelle différence avec Tougin !

Nous retrouvons le rythme parisien. C’est à peine si je me souviens du début de la semaine. Le métro de plus en plus bondé remplit plus d’une heure de mes journées. Je cherche des itinéraires, des parcours avec escalators pour ménager ma tendinite. Les travaux de réfection des rues rendent les trottoirs périlleux, les itinéraires de bus aléatoires.

Mais je ne regrette pas. Il est un temps pour tout. Le soleil disparaissait de plus en plus tôt derrière le Jura, le lac restait chaud, mais les sorties des bains devenaient difficiles. Et surtout, mon four me manquait pour émailler les pièces de céramiques modelées durant l’été.

Nous avons quitté avec regret nos amis de là-bas (l’opération de Jacqueline s’est bien passée, ouf !), nous retrouvons avec plaisir ceux de Paris. C’est comme ça ! dit Nicolle, qui vit la même chose entre Paris et Évian.

Dimanche, nous sommes allés voir le spectacle de Diane-Iris, une jeune amie de Démodocos. Elle l’a écrit, mis en scène et joué avec deux partenaires masculins au théâtre de l’ENS. Formation de danseuse professionnelle, études à Normale Sup, spécialiste des rythmiques gestuelles de la Grèce antique, cette surdouée, belle comme le jour, souple comme une liane s’est penchée sur l’importance des réactions du corps. Les difficultés de communication, les obstacles aux élans qu’elles impliquent. Une recherche de l’harmonie du non dit qui nous parlait à tous (salle comble). Dans un flash, elle est apparue avec son chat dans les bras, un énorme chat dont la fourrure fauve et blanc débordait de partout.

Mais l’événement de la semaine fut la fête Farge. Toute une histoire !

Depuis de très nombreuses années, nous nous réunissions à Pontoise aux alentours de La Toussaint dans un restaurant près de la maison de notre enfance, ou à Livilliers chez Marc et Catherine. Nous, c’est-à-dire Jean, avant son décès, Yves, Marc, Hervé et moi, « les Survivants », comme nous nous qualifions, et nos conjoints disponibles. Réunions simples et familières, il est dans notre nature de ne pas nous casser la tête en tralalas ou en obligations diverses. Un vieux reste de famille nombreuse ? Christine, la fille de Jean, et Dominique, celle de Philippe, qui travaillaient à proximité nous rejoignaient au café, durant la pause de midi.

Cette année, la santé d’Arlette ne permettait pas à Yves de s’éloigner. Ils habitent dans le quartier des Gobelins à Paris. C’est Hervé qui a eu l’idée d’une rencontre dans un restaurant au pied de chez lui. Il pouvait monter à tout moment en cas de nécessité. Les rendez-vous ont été pris. Mais cette semaine-là, la canicule sévissant sur la France, il fallut la repousser.

C’est Marc qui proposa alors de demander à la génération suivante habitant dans la région parisienne de se joindre à nous. Les messages à peine partis, le succès fut fulgurant. Et nous nous sommes retrouvés samedi dernier plus d’une trentaine à l’auberge du roi Gradlon sur le boulevard Arago.

Yves s’était occupé de réserver le restaurant, d’établir un devis, d’envoyer les listes de participants.

Ce fut une réussite ! Les trois générations ont pu se parler en toute liberté autour d’un buffet. On se levait, changeait de place, sur la terrasse feuillue ou au sous-sol. Chacun a pu raconter ce qu’il faisait, écouter l’autre. Oui écouter ! Les vieilles pierres de la cave ajustant les sons avec bonheur, un privilège rare dans les restaurants de Paris. Ce furent des mouvements agréables, des attentions délicates pour les conjoints un peu étonnés. On partageait des souvenirs, inventait l’avenir, savourait le présent. Des parcours d’une grande variété. Un moment rare et précieux.

À la fin, nous nous sommes tous réunis en bas. Yves a pris la parole en remerciant chacun d’être venus, Marc a blagué comme d’habitude, Hervé a rappelé la continuité de la famille, notre neveu Denis n’ayant que deux ans de moins que lui.

Je devais dire quelque chose à mon tour. Comme rien ne venait, peut-être aspirée par la nécessité d’introduire l’instant dans le silence des futurs souvenirs, je suis restée coite. Véronique a dit : « Il faut pourtant bien conclure ! » ou quelque chose comme ça. Alors j’ai dit, en trébuchant un peu :

– C’est super qu’on soit tous là ! Super de super !

Et j’ai levé les bras en l’air, en balayant l’assistance d’un sourire ému. Et tout le monde a répondu d’un seul geste.

Notre père était avocat, son fils Marc aussi, son petit-fils Matthieu également, son arrière-petit-fils Leo vient de passer son diplôme d’avocat, et son autre arrière-petit-fils Hadrien vient d’entrer à la fac de droit. J’aurais pu mieux faire, mais ce n’était pas si mal !