Dernière semaine à Tougin

Un regain d’été nous a conduits à Morges au salon du livre devant un lac idyllique. Une foule de promeneurs venus de Lausanne et de Genève déambulait le long des quais. Au retour, nous nous sommes arrêtés à Mies et nous avons nagé dans une eau à 20 degrés. Peut-être notre dernier bain.

Mais la saison se termine, le soleil a tourné. Désormais, la table de jardin est à l’ombre dès midi. On déjeune sur la petite table blanche au soleil de l’autre côté de la plate-bande. Je me réchauffe après la baignade sur la chaise longue du fond, non pas que l’eau soit vraiment froide, mais l’air en sortant saisit un peu. L’automne arrive à grands pas.

Dernière festivité, la fête annuelle du village nous a réunis sous les arbres centenaires du « parc », avec boissons, plats et desserts savoureux. Nous avons beaucoup évoqué le passé, les anciens disparus, les histoires d’autrefois. Les Anglais nous écoutaient avec attention, surtout les nouveaux propriétaires de la maison Péaquin. Une maison de légende.

En 1974, les Péaquins nous ont vendu la maison qu’ils occupaient depuis leur mariage après la guerre, quittant ainsi la vieille ferme familiale datant de 1819, pour construire en face, de l’autre côté de la rue, celle que John et Emma ont achetée au printemps. Une grosse maison sans grâce, mais agréablement située dans un vaste jardin en pente avec vue sur les crêtes du Jura et ses découpes mystérieuses.

Emma a l’intention d’utiliser l’atelier de monsieur Péaquin situé en bas au ras de jardin pour peindre et décorer de vieux meubles trouvés dans des brocantes. Elle a dit :

— Là où il réparait des chaussures.

Jacqueline l’a reprise :

— Oui, il a été cordonnier, mais sa boutique était en ville. C’était avant.

Marcel a précisé :

— Il est devenu riche lorsqu’il a vendu les terrains de sa femme pour la construction des Vertes Campagnes, immeubles et supermarché. Par la suite, il a travaillé au BIT à Genève dans la messagerie.

J’ai dit :

— Il avait perdu une jambe dans un accident de moto. Nous avions hérité d’une collection de jambes artificielles, et même d’un simple pilon.

Sont remontés des souvenirs étranges. Monsieur Péaquin rentrant chaque soir dans sa grosse Mercédès noire, en costume cravate et chapeau de feutre. Sa passion pour l’opéra, dont il écoutait les disques dans son atelier, sono à fond. Il réparait les horloges comtoises et les pendules de ses amis, stockant des pièces introuvables. Il bichonnait un potager tenu au cordeau et n’ouvrait pas la bouche. les enfants n’avaient aucune chance de récupérer les ballons qui passaient par-dessus le muret.

Des bruits ont couru qu’il menait par ailleurs une vie de patachon. Nous l’ignorions, mais ils furent confirmés à sa mort par sa femme, devenue intarissable sur ses maîtresses et le détail de ses aventures qu’en fait tout le monde connaissait sans jamais l’avoir dit.

Madame Péaquin, une femme blonde et solaire, un peu forte était un puits d’histoires locales, toutes plus extraordinaires les unes que les autres, sur les veillées lorsqu’elle était enfant, sur les ravitaillements des maquisards pendant la guerre. Elle était la mémoire de chaque maison du hameau. Elle aimait les fleurs, fière d’avoir gagné le concours des maisons fleuries et soignait sa maison avec la même passion que son mari le potager.

À la fin de sa vie, elle fut pensionnaire de l’EHPAD voisin. Elle y fut heureuse. Sociable, elle avait enfin trouvé une compagnie que le caractère de son mari avait fait fuir.

Durant vingt ans, sa maison resta vide. Mais chaque matin sa voisine Jacqueline, nommée curatrice, ouvrit les volets, chaque soir les referma, Denis entretint ses géraniums et chaque printemps replanta ses dahlias.

Nos amis nous ont parfois posé des questions sur cette maison pimpante mais inoccupée. Nous répondions :

— C’est une maison fantôme.

Et les enfants ouvraient de grands yeux.

Madame Péaquin est morte il y a deux ans à l’aube de son centenaire. La maison trouva vite un acquéreur, mais resta déserte de longs mois pour des raisons de prêts à la construction. Jacqueline et Denis continuaient de s’en occuper.

Finalement nous avons vu apparaître John et Emma. Ce fut une toute autre histoire.  Anglais « écolos », ils ont laissé pousser les mauvaises herbes, planté quantité d’arbres, dont un chêne truffier. Ils ont tout cassé à l’intrieur, cloisons, cuisine, salle de bains.

Emma nous a dit :

– Venez donc après la fête, nous vous montrerons.

Mais Gilles en rentrant s’est effondré dans un fauteuil et s’est endormi.

Quand le lendemain, je suis allée m’excuser. John une bêche et une pioche dans les mains a dit avec son accent très prononcé et un sourire ravi :

— J’adore faire le jardin, nous adorons cette maison. Nous pensons nous y installer en mars prochain.

Nous partons dimanche et la semaine prochaine s’annonce estivale !