Après le « Par cœur » du Palais-Royal, nous nous sommes retrouvés à huit au Petit Flore, rue Croix des Petits Champs. Ce café déniché par Laurence est situé en face du ministère de la Culture, à cent mètres du Musée du Louvre, il présente l’avantage de posséder une salle à peu près vide le soir. La nourriture est bonne, pas chère pour le quartier. On peut se parler sans crier et sans être gênés par les voisins, un privilège à Paris. Le patron, un Chinois, nous accueille avec un grand sourire. Il dit à Laurence :
— À midi nous avons servi vingt-cinq couverts à vos amis. Merci de me les avoir envoyés, mais il y a eu des problèmes.
Laurence ne connaissait pas ces gens. Ennuyée pour lui — elle vient régulièrement avec les Amis de Marcel Proust — elle compatit sans demander d’explications.
La salle au fond est vide, nous nous installons le long de la banquette et nous commandons. Là aussi liberté totale. Simple bière, croque-monsieur, croque-madame, œufs mayonnaises, steak-frite, bœuf bourguignon. Le patron vient vérifier que tout se passe bien. Un large sourire, il insiste auprès de Laurence :
— Au moment de payer, il y en a un qui m’a dit : « Vous nous offrez le café ? » Tu te rends compte !
Il nous prend à témoin :
— Je lui réserve les places, j’arrive plus tôt que d’habitude, je commande de quoi les nourrir pour un second service, je garde les garçons plus longtemps et il me demande de lui offrir un café !
— Ça fait 20 ans que je fais ce métier, ça ne m’était jamais arrivé ! ajouta-t-il, ulcéré.
Il en vient à nous raconter comment il s’est installé, comment il a fait sa clientèle. Venu de Chine avec ses parents, maintenant tout va bien. On devine qu’il a beaucoup travaillé, levé à l’aube, couché vers minuit.
L’un de nous s’arrange pour lui demander s’il paie un tribut à une triade. Il s’étrangle :
— Peut-être d’autres, mais pas moi ! J’ai commencé avec un prêt de banque. Quatre ont refusé, la cinquième a accepté mon dossier. Maintenant elles me courent après, mais je reste avec elle !
Il continue :
— J’ai juste des problèmes pour trouver des serveurs, les Chinois maintenant, ils sont avocats ou médecins et les autres, ils ne veulent pas travailler.
L’homme est petit, maigre. Il repart, manifestement heureux d’avoir pu s’exprimer.
Je déguste un croque-monsieur comme on n’en fait plus, accompagné d’une bière. Le bœuf bourguignon de ma voisine me semble succulent. Et sans plus réfléchir, je m’adresse à Leyla en face de moi :
— Et toi, comment es-tu venue à Paris ?
Leyla, une fidèle du Par cœur, nous récite parfois de courts et puissants poèmes turcs qu’elle traduits ensuite.
Souriante, de petite taille, le visage auréolé de boucles blanches, il émane d’elle une joie de vivre et de la bienveillance.
Elle était journaliste en Turquie. Elle a dû fuir. Aidée par des amis grecs, elle a pu obtenir l’asile en France, après des péripéties que je n’ai pas très bien suivies. C’était avant Erdogan. Au fur et à mesure que Leyla parlait, son visage se faisait de plus en grave, de plus en plus indigné :
— Les Américains sèment la zizanie dans le monde entier. Ils ont soutenu le gouvernement, lorsqu’il nous a arrêtés et massacrés, nous les journalistes qui défendions la liberté de la presse. Dans la salle, le matériel était américain, je l’ai vu.
Ses boucles blanches dansaient autour de sa tête :
— Pas étonnant qu’ils votent pour Trump ! Les démocraties occidentales sont en danger. En leur nom, se perpétuent des exactions qui vont avoir de terribles conséquences.
Elle ajouta, hésitant à continuer :
— Quand ça a été mon tour dans la salle de torture, l’homme a ôté ma montre et l’a posée sur la table en disant : » Tu vois, comme ça on ne pourra pas écrire que je l’ai volée . »
Et devant ma perplexité :
— Le vol plus répréhensible que la torture !
Autour de David, critique de théâtre, les uns évoquaient les derniers spectacles qu’ils avaient vus. Laurence de son côté parlait à son voisin du livre sur Proust qu’elle venait de publier.
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