Dimanche, finale de Roland Garros. Novak Djokovic à 36 ans a gagné son 23e match de grands chelems. Les grands sportifs m’étonnent. Leur rage de vaincre m’épate. L’âge de son adversaire, 23 ans, pouvait être sa seule crainte. Il en a fait une bouchée.
Les images de la télévision en plans rapprochés semblent nous introduire dans le cerveau, les muscles, l’affectivité des joueurs. Volonté, intelligence, intuition. À ce niveau-là, comment ne pas y voir des capacités surhumaines ? Surtout chez Djokovic, lequel plus que tout autre, sauf peut-être Roger Federer, reste imperturbable devant 15 000 personnes, montrant juste quelque mécontentement à certaines et rares balles perdues, concentré, indifférent à tout autre but que celui de gagner.
On dit de lui qu’il est dur avec son équipe, mais charmant dans la vie. Il a appris cinq langues par courtoisie à l’égard des pays hôtes. Têtu, il l’est certainement, puisqu’il a préféré renoncer à l’Open d’Australie plutôt que de se faire vacciner contre le Covid. Comment peut-on survivre à de telles poussées d’adrénaline ? Comment vivre ensuite le quotidien ? Quels rapports peut-il avoir avec sa famille, sa femme, ses enfants ? Est-il encore sensible à la beauté d’une simple fleur des champs, au pépiement d’un oiseau ?
De tout temps les grands sportifs et leur rage de vaincre m’ont étonnée. Je me souviens de la conquête de l’Annapurna, un des premiers exploits largement divulgué dans un livre écrit par Maurice Herzog, le chef de l’expédition. J’avais dix ans. J’ai lu et relu le livre, à chaque fois intriguée par les réactions des sherpas népalais.
Dans leurs traditions, l’Annapurna était sacré, interdit à l’homme et j’aimais cette idée, l’idée d’un endroit inviolable qu’on devait laisser à son mystère, un peu comme le noyau de la poésie. Je me souviens que dans la civière qui le redescendait semi-comateux pour soigner ses membres gelés, les oreilles d’Herzog avaient été assaillies par des bruits de cloches. J’y avait vu le signe qu’il avait été cloche. Les mêmes sherpas avaient entouré ses blessures d’un cataplasme d’asticots qui en mangeaient les parties putréfiées et l’avaient ainsi sauvé de la gangrène. Ils n’étaient pas rancuniers !
Récemment, j’ai lu au sujet de « sir » Edmund Hillary, le vainqueur de l’Everest.
— Je l’ai eu, ce salaud ! aurait-il dit en redescendant.
Si l’on peut y entendre une certaine admiration et même de l’affection, je n’aime pas cet adjectif qui qualifie d’ordinaire un ennemi. Quel besoin éprouve l’homme de toujours devoir vaincre ? De toujours devoir être le plus grand, le plus fort, quand on finit toujours par trouver plus grand et plus fort que soi ?
Pourquoi s’acharner avec une raquette sur une balle de 10 cm de diamètre pour en faire un projectile ? Ce serait dans la nature de l’homme qui doit la vie à une course de spermatozoïdes.
De là à risquer sa vie et celle de son équipe afin d’atteindre un sommet, le toit du monde, quand soixante-dix ans plus tard le trajet est devenu un boulevard borné par les nombreux cadavres gelés de ceux qui n’y sont pas parvenus ou qui n’ont pas pu en redescendre ? Aujourd’hui, un sherpa fête sa vingt-cinquième montée.
Comment relier cet appétit de victoire au petit épisode que j’ai vécu vendredi dernier au retour de l’atelier ?
Je suis sortie du métro pour prendre l’autobus à Richelieu Drouot. Dix minutes à attendre. J’allais m’asseoir sous l’abri à deux bancs séparés par une vitre quand j’ai entendu crier. Je n’ai pas tout de suite vu l’homme penché vers la vitrine de la boutique Héma.
Entre trente et quarante ans, bel homme, brun et bronzé, grand, mince, musclé, les cheveux poussiéreux en bataille, les vêtements en loques, les chaussures grises et défoncées, il s’adressait à quelqu’un à l’intérieur de la boutique en criant :
— Salope !
Encore un pauvre fou, à la dérive sur le pavé de la ville ! Par mesure de précaution, je suis allée m’asseoir de l’autre côté de la paroi de verre.
Il ne s’était pas passé cinq minutes avant qu’il s’affale à mon côté et se tourne vers moi avec brusquerie. Je n’ai fait ni une, ni deux, je me suis levée en criant :
— Non, mais ça va pas !
Il a sursauté :
— Ça c’est pas gentil ! a-t-il dit.
J’ai répondu en montrant l’abri désert :
— Vous pouvez vous asseoir ailleurs !
Et j’ai contourné la paroi pour aller de l’autre côté.
Je l’ai entendu répéter doucement, comme un enfant déconfit :
— Ça c’est pas gentil !
Comme on était loin de Novak Djokovic, auquel il ressemblait un peu ! J’ai eu une légère honte de l’avoir rembarré, mais fou ou pas fou, il n’avait aucune raison de m’embêter. En aurai-je fait autant avec le tennisman ? Celui-ci ne risquait pas de s’intéresser à ma petite personne !
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