Ève nous avait demandé d’emmener Noé et son ami Bastien sur un « gros bateau » pour une traversée du Léman. Nous avons donc embarqué à Nyon sur le Simplon, un des bateaux « Belle époque » de la Compagnie Genevoise de Navigation. Ces magnifiques navires à roues ont été construits durant l’explosion du tourisme au début du vingtième siècle. De la Suisse à la Savoie, ils ont sillonné le lac sur ses 73 kilomètres de long, ses 14 km au plus large, durant plus d’un siècle. Aujourd’hui des vedettes rapides les ont remplacés.
Ils ne sont plus rentables. Certains ont été démantelés, mais grâce à des subventions et des dons, beaucoup ont été restaurés. Ils tournent durant la belle saison pour le plaisir de rêver sur le pont, d’admirer les Alpes et le Jura, de sentir l’air frais glisser sur la peau au rythme du battement mouillé de ses roues, de déguster un bon repas à l’étage en première ou dans la salle boisée du restaurant en seconde classe. Très classe !
Il y a quelques années, nous avons ainsi navigué de midi jusqu’à 18 heures, à la fois sereins et euphoriques, de Lausanne à Chillon, de Villeneuve à Saint-Gingolf sur le Haut lac, de Morges à Rolle sur le Grand lac, et d’Yvoire à Nyon sur le Petit lac. Nous avons vu se dérouler l’infinie variation des nuances de l’eau et des montagnes. Nous nous sommes amusés à observer l’agitation des escales.
Mardi, lorsque nous avons embarqué sur le Simplon, les garçons avaient déjà lu ses caractéristiques sur un panneau du quai : mise en service (le dernier de la flotte) 1915-1920, longueur 78,5 m (le plus long), puissance : 1400 cv/1030 kW, capacité : 850 pers. Contrairement à nous, ce n’est pas vraiment la poésie du Léman qui a retenu leur attention ; à peine à bord, ils se sont précipités vers les machines.
Il est vrai que leurs énormes bielles d’acier luisant, les burettes de cuivre étincelant, visibles depuis le pont intérieur sont impressionnantes. Surtout lorsqu’au signal sonore du capitaine, le mécanicien saisit d’un geste ferme la poignée pivotant sur l’arrondi du plateau de commandes. Dans un chuintement d’acier et d’eau, les barres d’acier se mettent en branle comme une gigantesque araignée de mer s’apprêtant à avaler la surface du lac.
Le mouvement d’abord lent, comme hésitant s’accélère, jusqu’à trouver un rythme rapide transmis aux roues qu’on voit tourner à travers les vitres. Les pales ruisselantes frappent alors l’eau du battement puissant et régulier qui caractérise « les gros bateaux » et qu’on entend de loin.
Les garçons en voyaient moins la magie que l’histoire de l’ingéniosité humaine, les réflexions successives qui avaient permis de mouvoir mécaniquement des poids énormes au-delà de toute capacité musculaire. Nous avions discuté la veille des dégâts causés par la technologie sur le climat, sur les comportements humains, sur l’inflation des moyens de destruction. Ils reconnaissaient, contrairement à leurs parents et grands-parents que la technologie amenait la terre à sa perte. Mais ils affirmaient qu’avec la science et la réflexion, elle était le seul instrument pouvant inverser ce mouvement.
Je leur avais dit que ma génération ne s’était pas posé la question, jugeant la terre inépuisable. Comme j’évoquais la possibilité d’un mouvement irréversible vers la fin du cycle terre-oxygène-humanité, ils refusèrent sans état d’âme mon pessimisme, voyant seulement dans mes arguments une raison de plus de lutter pour la vie grâce à la science.
Ce fut donc cocasse, lorsqu’après un pique-nique sur le quai d’Yvoire, nous avons retrouvé à Nernier la famille Hovasse sur la plage Duchesne. Jean-Marc, Sophie, Martin (17 ans) et Pauline (15 ans).
Nernier, le charmant village romantique de mon enfance est aussi désert qu’Yvoire est touristique. Dans ce lieu enchanteur, la science laisse la place à la méditation, au silence. Alphonse de Lamartine y a séjourné durant trois mois en 1815 pour fuir l’enrôlement de Napoléon de retour de l’île d’Elbe. Difficile de négliger le poète en présence de Jean-Marc, responsable du département romantique de la Sorbonne !
Nos scientifiques furent un peu largués. Devant l’azur de l’eau et du ciel, dans la brise qui frisotait le lac, après un bain qui avait apaisé nos muscles fatigués par la marche, nous avons récité :
Souvent pour s’amuser les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers
Qui suivent, indolents compagnons de voyage
Le navire glissant sur les gouffres amers
…
Apollinaire a suivi, pour le plaisir :
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours t’en souvient-il
Vienne la nuit, sonne l’heure
Les jours s’en vont, je demeure
…
Pauline, gracieuse, a repris son père :
— Papa, tu as oublié un vers :
La joie venait toujours après la peine
…
Martin venait lui aussi de passer brillamment son bac. Il m’a semblé plus polyvalent que les garçons, en tous cas que Bastien. Il a évoqué les sujets littéraires à étudier pour sa rentrée en prépa scientifique.
Pour le retour, nous avons embarqué sur une vedette à Nernier. Plus petite, plus adaptée aux traversées modernes, elle avait tout de même son charme. Les garçons observèrent davantage le lac. L’arrivée sur Nyon et les drapeaux du débarcadère les intriguèrent. Nous avions changé de pays, de monnaie, nous avions quitté l’Europe aux étoiles blanches sur fond bleu.
Après avoir regagné la voiture sur le parking du haut de la ville, six kilomètres plus loin, nous avons retrouvé la France et le pays de Gex, une parfaite illustration de la complexité des frontières dans notre région!
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