Ce matin, dans les news d’internet, je tombe sur une vidéo du château de Saint-Géry près d’Albi. Comment est-ce possible ? Sans aucun motif, je vois soudain surgir un univers enfoui dans un passé à peine vécu, un univers que je croyais disparu. Et sur France-Info ! Il est des moments où votre monde intime sort de l’ombre, où l’on pourrait se croire élu parmi la masse. Mais je dois me rendre à la raison. Il y a deux ans durant le confinement, en fouillant dans Internet j’avais cliqué sur ce lieu mythique dont m’avait tant parlé Catherine. Une affaire d’algorithme ! Je doute qu’une telle vidéo puisse surgir sous les doigts des cités de banlieue.
Ce matin donc, en voyant la cour et ses innombrables fenêtres, les murs d’ocre rose et la terrasse sur le Tarn, les histoires familiales dont Catherine O’Byrne était intarissable ont ressurgi d’un passé presque oublié. Les deux dames ressemblaient à sa mère, même voix au timbre grave, même allure assurée, même certitude de posséder à travers les générations ce trésor irremplaçable, le château de Saint-Géry, grande bâtisse datant du treizième siècle et remanié dans sa conception actuelle au dix-huitième par un ancêtre du même nom.
Il y a plus de cinquante ans, du temps de notre jeunesse, l’oncle et la tante de Catherine vivaient dans cette antique demeure familiale comme si la toiture était étanche et comme s’il était naturel de la remplir avec toute une parenté, une foule d’amis cultivés et élégants, de les loger, de les nourrir avec autant de faste que les temps nouveaux le leur permettaient.
Très proche de Catherine, j’avais été familière de la très belle maison et ses jardins en terrasses que ses parents possédaient à Vézelay, évoquée dans Les lettres à Anne par François Mitterrand, mais je n’étais jamais allée à Saint-Géry. Le domaine familial appartenait alors à sa tante Marie, les deux sœurs de Decker ayant épousé deux frères O’Byrne. C’est dans nos ballades sur les remparts de Vézelay qu’elle me racontait la saga de ses vacances à Saint-Géry.
Bien plus tard, alors qu’elle s’était installée avec Vérine son mari dans la campagne toscane, Gilles et moi sommes passés sur la route non loin de Saint-Géry. Naturellement, je n’ai pu résister au plaisir d’aller y faire un tour et c’est ainsi que nous avons participé à la visite de ce château historique.
J’y ai tout retrouvé comme par miracle, jusqu’aux photos de Catherine enfant. Un espace en haut de l’escalier était voué au souvenir du héros familial, son grand-père ou son oncle, je ne me souviens plus. Officier de la marine nationale, il avait contribué au record du monde de plongée sous-marine en bathyscaphe avec Georges Houot et le professeur Picard, le modèle du professeur Tournesol.
Nous sommes entrés dans « la chambre de Richelieu » dont les meubles un peu lourds et le lit à baldaquin étaient demeurés intacts, Je me suis imaginé la tête des invités dans le lit qu’on leur avait préparé la veille, en voyant défiler la première visite de la journée parmi laquelle s’étaient glissés, hilares, les enfants de la maison. Son histoire préférée.
Elle m’avait décrit des navigations sur le Tarn en canoé, en skif, des baignades. On se rendait visite de château en château au fil de la rivière. Un jour que son père et un oncle se doraient nus sur une grève au pied de la terrasse, ils n’avaient pas vu approcher dans une barque, deux voisines élégamment vêtues. Éperdus, n’ayant pas le temps d’enfiler un pantalon, d’un commun accord ils s’étaient couverts la tête avec leur journal. Histoire qui la ravissait.
Aujourd’hui, ces péripéties témoignent d’une insouciance qu’aucune guerre ne parvenait à dompter chez ces descendants occitans, mâtinés d’Irlandais, jusque là pour la plupart militaires de métier. J’y vois également ce sentiment de supériorité aristocratique, au-dessus des contingences, noté chez Amélie Nothomb dans la description du grand-père de son père. Ces derniers ont dû se séparer du château du Pont d’Oye devenu un hôtel. Jean d’Ormesson lui aussi a dû quitter la demeure de ses ancêtres à Saint-Fargeau. Pour le moment la famille O’Byrne semble tenir bon.
À entendre les deux femmes, cousines de Catherine, il s’agit surtout désormais de consolider les soubassements de la terrasse et de colmater les fuites d’eau. Elles montraient aux journalistes l’humidité des murs sur lesquels dansaient de ravissantes jeunes femmes en stuc blanc. Elles nous ont fait les honneurs d’un salon délicat et lumineux, restauré durant plus de six mois par la volonté travailleuse d’une noria familiale. Elles ont détaillé les prêts à rembourser, les événements organisés dans l’orangerie : mariages, séances de shootings, concerts, etc. Le sort commun de beaucoup de châteaux français et européens.
Démocratisation de ces demeures ? Survie d’un patrimoine ? Sauvegarde d’une culture et d’un esprit de finesse restitué par Jean d’Ormesson dans ses romans ? Que faut-il en penser ?
En tous cas, pour ma part, j’estime qu’hériter d’un château est une bien lourde charge. J’admire ceux qui s’y consacrent envers et contre tout !
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