Quand nous avons voulu déménager vers Paris, Gilles travaillait encore à Polytechnique. Nous avons donc cherché un logement le long de la ligne du RER B. Après avoir égrené les stations de la rive gauche, nous avons traversé la Seine et nous nous sommes installés rive droite non loin du Châtelet, important nœud de communication. Les Halles étaient encore un vaste trou rempli de pelleteuses. Nous ne l’avons jamais regretté !
J’ai un vague préjugé quant à la rive gauche, trop intellectuelle, trop homogène pour mon goût. La rive droite me convient avec ses contrastes, ses quartiers d’affaires, ses vieux immeubles et ses vieilles rues, ses palais, l’Opéra et les Grands Boulevards, maintenant les Halles, son centre commercial, sa foule bigarrée venue de banlieue. Nos jardins sont ceux des Halles, du Palais-Royal et des Tuileries, nos promenades les quais et les ponts de la Seine. Il y a donc très longtemps que je n’étais pas allée au Luxembourg.
Il y a une dizaine de jours, j’y ai retrouvé Ana. Elle travaille sur une thèse à l’ENS, non loin de là, et cela changeait de mon quartier. Un quart d’heure par le RER et j’ai surgi dans un univers presque oublié.
Alors que j’avais vingt ans, j’ai traversé le jardin du Luxembourg plusieurs fois par semaine entre l’atelier Colarossi et la rue Médicis pour aller déjeuner chez mon oncle Henri Lafuma et ma tante Mitch. Je venais de ma province. À Pontoise, enfants, nous allions quelquefois jouer dans le jardin de la ville : un parc avec pelouse, grands arbres, kiosque à musique, allées traversantes et bosquets. Le jour de la Saint Jean, au solstice d’été, un bûcher y était installé et je me souviens de l’énorme brasier et des flammèches qui dansaient dans le ciel.
Je traversais le jardin du Luxembourg, soucieuse de mes études, de mon avenir, sans y prêter véritablement attention. J’y voyais le reflet de mon jardin de ville, en beaucoup plus grand, sensible à l’harmonie des terrasses, du bassin, à la façade ensoleillée de son palais, mais sans plus. Il m’est sans doute arrivé de m’y asseoir pour lire au soleil, mais j’étais toujours entre deux trains et les chaises étaient payantes.
Ce jour-là, nous nous étions donné rendez-vous à l’entrée côté RER. Je n’ai pas tout de suite reconnu Ana, en mini-jupe, cheveux libérés, dans ce printemps plutôt chaud. Nous avons trouvé deux chaises sous les arbres, parmi beaucoup d’autres disposées en cercle. Nous étions tranquilles dans la fraîcheur de cette fin de matinée. J’aime l’entendre parler de ses travaux sur l’identité et surtout de sa vie en Iran, de sa famille. J’aime l’attention qu’elle porte aux gens qui l’entourent. Se superposait le souvenir de conversations avec Anne P. alors que nous étions étudiantes et que nous faisions du vitrail. Sous les statues des reines de France, l’avenir nous appartenait. L’énergie de mon amie semblait soulever le monde.
Le temps a passé, la jeunesse est moins insouciante, l’avenir plus problématique. Et justement, derrière nous une équipe de tournage se pressait autour d’un homme d’une quarantaine d’années, assis sur sa chaise droit comme un piquet, le regard indifférent, impérial. Une personnalité ? Un de ces intellectuels dont on recueille le savoir à la télévision ou sur YouTube ?
Il émanait de l’interviewé un sentiment de certitude. Ana, comme moi, commencions à être agacée par le manège de l’équipe, par les instruments de prise de vue, placés à différents endroits pour un éventuel montage, par les réflecteurs de lumière.
Quand nous nous sommes levées, j’ai vu sur une chaise à côté de lui des dizaines de cartes à jouer disposées en ligne, dont les figures ressemblaient à celle du tarot. Le regard fixe, indifférent à tout, à nous, aux frondaisons, à l’agitation des étudiants qui arrivaient pour piqueniquer, tourné vers lui-même, il écoutait des voix et parlait d’un ton monocorde. Un médium !
(à suivre)
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