Oui, la veille de notre départ, Lionel Rogg ému a bien voulu improviser sur son orgue le Ranz des vaches. Je l’en remercie. Comme l’avait suggéré Laurette, voilà qui remplaçait avantageusement  la Fête des Vignerons de Vevey, énorme événement folklorique suisse (2000 participants, 20 000 spectateurs deux fois par jour durant une semaine) ayant lieu tous les vingt-cinq ans et pour moi définitivement raté cette année.

La conférence à Êvian sur Anna de Noailles me trotte dans la tête. J’aime son amour du lac, les mots simples et savoureux de sa poésie. Jean-Marc Hovasse secrètement épris de la belle amie de Marcel Proust nous l’a rendue vivante avec cet humour dont il se départit rarement. Lors de l’amicale soirée qui a suivi chez Pierre Christin, Marc D. a proposé une navigation vers la villa Bassaraba. Le lendemain, les concepteurs de l’exposition et de son catalogue, ainsi que plusieurs amis ont été reçus depuis le lac par les actuels propriétaires du paradis d’Anna. Nous n’avions pas pu nous joindre à eux, mais un petit mot de Jean-Marc nous a raconté : « J’ai pu remonter dans le phare de la villa et faire le tour du chalet…, j’ai même pu manger les framboises et les mûres d’Anna ! Quelle émotion ! »

Aujourd’hui de retour à Paris, la foule dans le métro me fatigue. Mais j’aime la diversité de la rue, ses tenues extravagantes, ses comportements inattendus, une autre aventure de tous les instants.

À la Pointe Saint Eustache, sous un soleil intermittent, je lis tranquillement Joseph Kessel devant un café. Une dame s’approche, observe le titre, me sourit et s’assoit à la table d’à côté. Après avoir commandé, elle me demande :

— Vous êtes une grande lectrice ? Vous aimez lire ?

J’approuve d’un hochement de tête.

— Vous avez lu Renan ?

L’auteur contestataire de la Vie de Jésus. Quelle drôle d’entrée en matière ! Une casse-pied qui racole pour je ne sais quelle secte ? Je la regarde de plus près. Septuagénaire, jolie, cheveux de neige coupés courts, très souriante. Elle cite encore quelques livres. Un peu dérangée ? C’est possible ! De toute façon, il faut que je rentre. Je me lève et enfile mon manteau. Elle continue :

— Kim, c’est de Kipling ou de Kessel ?

Je réponds aussi sec :

— De Kessel !

(Après vérification, c’est de Kipling, bingo !) Mise à l’épreuve ? Elle s’excuse de m’avoir adressé la parole, je la rassure :

— Non, non, au contraire !

Et je l’ai quittée, perplexe. Elle m’avait parlé de certains de ses amis, éminents dans leur domaine scientifique ou littéraire. Je lui avais dit :

— Et vous ? Quel était votre métier ?

Elle avait aussitôt répondu, surprise de ma question :

— Oh, moi, je ne suis rien !