Où situer aujourd’hui l’aventure des idées ? La volonté actuelle, implacable, de toujours innover, surprendre afin de retenir l’attention d’un public blasé me laisse sur ma faim.

À cet égard, comment situer la master class du pianiste Heidseick à laquelle je fus conviée par Chantal S. ? En si petit comité, si éloignée de l’abondance des informations d’Internet, de la multiplication des réseaux sociaux sur le Web, éléments constitutifs de notre époque !

Ce soir-là, en sortant de l’atelier, à la station Odéon, je fraye mon chemin dans la foule qui encombre les trottoirs étroits du carrefour Buci, sous le charme de ce quartier témoin de l’Ancien Régime, cependant reconnaissante à Hausmann des grandes avenues qui ont aéré Paris et permettent de marcher plus commodément. Et je me glisse sous le porche du quai des Grands Augustins, à l’entrée du Pont Neuf.

On entend dire qu’un écrivain digne de ce nom n’a pas pour mission de décrire la réalité, mais de la faire revivre et vibrer par l’intermédiaire de la fiction. Dans ces chroniques, je m’en tiens à partager ce que je vois, même si la limite entre objectivité et subjectivité est des plus incertaines. C’est ainsi que nous entrons, cher lecteur, dans une cour pavée, que nous passons devant la loge de la gardienne. Par la fenêtre ouverte, un match de foot déverse des hurlements haletants. Sur la gauche, un petit escalier s’enfonce dans le sol à l’abri d’un muret. Nous descendons avec quelques précautions les marches fantomatiques peintes en blanc.

En bas, un rideau se soulève. Une tête apparaît pour me souhaiter la bienvenue. Oui, j’ai réservé, et je suis autorisée à entrer.

Ce n’est pas la première fois que je viens dans cette vaste cave, mais à chaque fois, l’étrangeté du lieu me saisit. Le Vert Galant, la Monnaie et l’Institut à quelques mètres, l’immeuble croule sous les références historiques. Cependant lorsqu’on pousse le rideau on s’introduit dans un décor contemporain, murs et plafond blancs caissonnés de briques. Deux grands pianos noirs luisent sous les projecteurs, des chaises pliantes noires sont disposées pour le concert.

Aujourd’hui, de vastes peintures abstraites et colorées sont accrochées aux murs. Au plafond pendent des objets volants, insectes, oiseaux imaginaires, façonnés de tiges de bois clair et de ficelles. Ils me font penser au premier avion, cette chauve-souris de Clément Ader, dont on ignore aujourd’hui s’il a véritablement volé. Après avoir salué Chantal S., je me dirige vers leur auteur, un familier des lieux. Sa femme, une ravissante jeune femme, harpiste de son état, veille à son installation. Pas plus haut qu’un enfant de six ans, corps difforme juché sur le velours rouge d’un fauteuil Voltaire, il est entouré d’adolescentes assises par terre en tailleur, à la hauteur de son visage caché derrière des lunettes noires. Je lui tends une main qu’il saisit pour la baiser avec un sourire. Ses mains sont fortes, un peu rugueuses. Sa difformité a quelque chose d’ancestral, en contraste puissant avec la blancheur environnante.

Puis je cherche une place d’où je pourrais observer les mains du pianiste. Je m’assieds d’abord au deuxième rang, mais gênée par un pilier, je cherche à m’avancer au premier rang. Les chaises sont encombrées de vêtements.

— Oui, oui, vous pouvez vous asseoir, elles ne sont pas réservées, me dit une jeune fille vêtue d’une robe noire garnie de paillettes. Elle est brune, yeux de velours, un sourire éclatant sur des lèvres écarlates. Le jeune homme qui l’accompagne, attrape les vêtements et insiste :

— Oui, ces places sont libres.

Il est charmant, son visage encore un peu enfantin émerge d’un costume noir sur une chemise noire :

Dans l’émotion de cette entrée, j’avais presque oublié que je venais assister à une master class.

Ma voisine me salue. Elle est cousine de Chantal S. . Nous évoquons notre hôtesse, pianiste concertiste internationale, qu’une générosité hors du commun pousse à inviter dans cette vaste salle des artistes de tous poils, peintres, sculpteurs, musiciens, danseurs, alors qu’elle-même n’a pas été ménagée par la vie, une vie secouée par la mort de nombreux proches. Son mari grec, une sorte de géant souriant et barbu se plie en quatre pour lui être agréable, prévenant avec tous.

La salle s’est peu à peu remplie, la jeune fille sort ses partitions d’un vieux cartable, le jeune homme tire sur ses manches. Ils se figent lorsqu’Éric Heidsieck s’approche. Malgré l’absence de projecteurs, l’homme s’impose. De grande taille, cheveux blancs, la peau d’un ancien blond, yeux clairs, sourire assuré, il semble malgré tout un peu inquiet, en contradiction avec sa stature de virtuose familier des masters classes.

Chantal S., comme à son habitude, présente les lieux, leur fonction. D’un sourire, elle désigne les jeunes gens : Thibeault Lebrun, l’élève, ainsi que son amie qui fera office d’orchestre au piano. D’un mot elle glisse qu’ils sont amoureux. Quand elle se tourne vers Éric Heidseick, la lumière de son sourire s’accentue. On les devine complices de longue date. Elle ne s’attarde pas. Place au troisième mouvement du concerto de Mozart K414.

Les jeunes se sont assis devant leurs pianos respectifs et se tournent vers le maître qui présente maintenant l’œuvre, un pense-bête dans la main. Le propos est sans fioritures, le ton possède la familiarité souriante de ceux qui n’ont rien à prouver. Il entre d’emblée dans l’œuvre à partir de son expérience. Spécialiste de Haendel dont il a enregistré l’intégrale des suites, il est passé à Mozart avec une couleur qui lui a parfois été reprochée. Il s’en explique :

— J’ai été élevé dans le vin…

Je pense, les papilles titillées, au Champagne Heidseick, un des meilleurs qui soient.

— Mon père, amateur de musique, disait « Mozart m’ennuie un peu ; on devine trop ce qui va suivre, contrairement à Bach. »

J’imagine le père Heiseick sortant de ses dégustations, hypersensible aux notes comme à ses bulles.

— Grâce à Haendel, j’ai su que l’aventure chez Mozart se situe dans le phrasé.

Comme je le comprends, moi qui ai une passion pour les derniers concerti joués par Clara Haskil détaillant chaque note et les inscrivant dans un déroulement à la fois fort et émouvant.

Il se penche sur son papier :

— J’ai écrit là quelques réflexions que je vous livrerai au fur et à mesure…

Je remarque alors que sa main tremble fortement. Nom d’une pipe ! La maladie de Parkinson !

— Assez parlé pour le moment, passons à la musique, annonce-t-il avec un sourire gourmand vers la jeune fille qui se lance dans l’introduction.

Je n’avais pas vraiment saisi qui faisait quoi. Il me faut un certain temps pour réaliser que ces notes gringalettes ont la prétention de se substituer à l’orchestre, méli-mélo qui ne m’évoque pas grand-chose et ne prépare certes pas à l’entrée du piano.

Le jeune homme s’est concentré, le dos bien droit, sans partition. Lorsqu’après les digressions de sa compagne, il enfonce enfin les touches, je reconnais quelques trilles, quelques phrases mozartiennes. Les notes se succèdent sans surprise, presque banales. C’est la première fois que j’assiste à une master class et je suis déçue, je m’attendais à davantage de qualité de la part de l’élève. Le temps s’étire. Pourquoi le maître n’intervient-il pas ? Debout, immobile derrière le piano, il écoute attentivement.

Puis, de minute en minute, le jeu se délie. Les phrases s’allongent, les jeunes gens se succèdent, s’unissent parfois. Le jeune homme parcourt son clavier avec de plus en plus de détermination. Il devient évident que la technique de ce garçon de vingt ans est à la hauteur. Mes yeux ne lâchent pas les mains qui virevoltent maintenant avec une assurance, un calme surprenant.

Le maître écoute toujours. Il les laisse poursuivre le mouvement de plus en plus empreint d’allégresse, de jeunesse, de confiance dans la vie.

Lorsqu’il les a interrompus, le jeune homme, mains posées sur les genoux, a levé des yeux attentifs vers le vieil homme dont le visage s’est illuminé d’un sourire. Aucun commentaire sur la technique, ce qui équivaut d’évidence à un satisfecit et le maître contourne les pianos, pose ses feuillets d’une main vacillante sur un meuble chinois, se dirige vers le piano de la jeune fille qui lui cède la place :

— Dans cette dernière phrase, tu aurais pu insister sur certaines notes pour donner davantage de couleur à la progression…

Souffle suspendu, je le vois avancer des mains marquées par l’âge sur le clavier. Il les lève et comme s’il retrouvait un ami proche avec lequel il n’est pas nécessaire de faire des chichis, négligeant la partition, il les lance dans une ronde dont la force, la précision et la délicatesse laissent carrément sur place la vivacité de l’élève. Comment est-ce possible ? Lui qui tremblotait quelques secondes auparavant !

Il détaille la phrase, l’affirme, la propose avec une autorité non dépourvue de questions sur l’ensemble de l’œuvre qu’il situe dans l’histoire et dans la vie de Mozart. Il insiste sur le risque inhérent à toute interprétation.

— C’est comme lorsque tu tiens ta petite amie dans tes bras. Tu es inquiet, mais tu y vas quand même !

Il saisit son texte de temps en temps pour des citations en provenance de poètes ou d’anciens professeurs à lui. Elles nourrissent la reprise d’une mesure, d’un rythme, d’un phrasé. L’élève sur l’autre piano reprend et son jeu s’affine.

— Oui, c’est cela ! dit le professeur qui ajoute :

— Il peut arriver que tu laisses les sons en suspens pour la reprise de l’orchestre…

Il lance un tourbillon de notes qui restent comme inachevées et sa main s’immobilise en l’air comme pour céder la place aux instruments :

— D’autres fois, c’est à toi de conclure la phrase avec fermeté, le silence qui suit tient lieu de prélude à une nouvelle intervention de l’orchestre.

— Le silence fait partie intégrante de la musique, il n’est pas une absence de son. Toute œuvre musicale doit concourir au retour fructueux du silence qui l’a précédée.

— C’est dans la rigueur que tu trouveras la liberté. Comme un tableau, c’est dans l’existence de son cadre qu’il trouve son élan.

Le jeune homme attentif, toujours calme, joue et rejoue, s’enhardit. La modestie des deux pianistes m’impressionne d’autant plus que la somme des notes mémorisées est colossale. Dix doigts, une partition bourrée de croches, de doubles croches, de notation subtile, de rythme, de rupture de rythme, travail surhumain dont à aucun moment ils ne se font gloire. La parole est à Mozart, ils en sont les transmetteurs.

— Je ne veux pas parler de ma vie, cependant des difficultés récentes m’ont appris que l’instant est précieux. Tu dois jouer chaque note, comme on doit vivre chaque seconde, avec intensité, avec plaisir, peut-être comme lorsqu’on est amoureux.

Son énergie, cette vitalité exceptionnelle s’accompagne d’un rien de fébrilité.

Ma voisine me chuchote dans l’oreille :

— Il a fait un grave infarctus cet été, un mois d’hôpital. C’est sa première sortie !

Ma voisine me chuchote dans l’oreille :

— Il a fait un grave infarctus cet été, un mois d’hôpital. C’est sa première sortie !

Sapristi ! J’observe une certaine rougeur des pommettes, des yeux aux aguets.

La jeunesse et le calme de l’élève contrastent avec l’âge et l’urgence du maître. Je réalise que je suis en train d’assister à une master class exceptionnelle, à une sorte d’hymne à la vie. La musique déroule ses subtilités, l’élève les aborde sans tricher, de plain-pied avec le maître. Tous deux avancent avec rigueur dans la compréhension profonde de l’œuvre.

— Chez Mozart, la légèreté peut cacher de la douleur. Il est beaucoup plus complexe qu’on le croit.

— Tu peux t’autoriser une certaine liberté avec le tempo de Mozart, le laisser respirer. Le XVIIIe siècle n’est pas le temps du métronome.

Et le jeu du jeune homme se fait plus personnel, plus subtil, encore plus juvénile. Les minutes passent, je crains pour la santé du maître qui s’investit avec une énergie et une passion qui met certainement à rude épreuve ses tuyaux rafistolés. Va-t-il s’affaler sous nos yeux ? Il se lève, s’explique, retourne à son piano. Il vit !

À aucun moment il ne s’est substitué au jeune pianiste. Il a écouté, il a proposé, suggéré. Et maintenant, il cède la place à la jeune fille qui reprend la partition depuis le début.  Le maître s’est de nouveau retranché derrière le piano. Le jeune homme jette un coup d’œil à sa compagne. Ils se lancent dans la reprise du troisième mouvement, K414.

Naturellement nous sommes tout ouïe. Nous en connaissons mieux la structure, nous suivons les progressions, les retours, les silences. Le jeune a desserré les freins. Notre esprit critique s’évanouit bientôt dans une fougue, une énergie, une finesse décuplées par les observations du maître. Il en surgit une interprétation très personnelle et lorsque les dernières notes cèdent la place au silence, nous nous sentons comme revigorés.

La jeunesse a du bon, elle s’offre le luxe d’ouvrir des portes à chaque génération ! Il est probable que le maître s’est fait la même réflexion, car il s’avance pour féliciter l’élève. Son attitude exprime tout de même un rien de nostalgie, mais on le devine heureux. Il a mis à profit le sursis accordé. Nous venons d’assister à une sorte de transfusion dans la joie du maître vers l’élève, de l’élève vers le maître.

Chantal S. embrasse son illustre et vieux compagnon avec émotion, remercie le jeune homme :

— Nous allons ranger les chaises le long des murs pour laisser la place au buffet.

C’est ici la coutume : buffet grec, coupes d’argent. L’écoute s’efface doucement dans l’amitié. Exercice assez difficile pour moi qui aime savourer les instants enfuis dans la solitude du retour. J’observe les musiciens du coin de l’œil, sachant combien la fatigue les submerge après un concert. Les manifestations d’enthousiasme les perturbent souvent plus qu’elles ne les encouragent.

Après quelques mots avec une femme qui pioche avec gourmandise dans les boulettes grecques, elle finit par m’avouer, visage resplendissant :

— Je suis la mère de Thibault.

Le jeune pianiste s’approche avec un sourire simple, sans forfanterie. Je le félicite et m’adressant à la mère :

— Vous n’avez pas peur pour son avenir, les places ne sont pas nombreuses ?

— En aucune façon ! me répond-elle.

Le jeune homme de répéter, ce qu’il avait plusieurs fois répondu à son maître durant la leçon :

— C’est étrange, je ne connais pas la peur !

Je remercie Éric Heidseick, qui accepte gentiment mes compliments et me quitte rapidement pour d’autres convives. Je m’empiège ensuite dans une conversation sur la Bourgogne avec une femme de grande taille, très maquillée, dont l’assurance trahit une position importante. Elle me toise et me répond par monosyllabes. Chantal S. m’informe qu’il s’agit de l’épouse du maître, une pianiste connue avec laquelle il a enregistré de nombreuses œuvres à quatre mains. Sa position d’épouse ne doit pas être facile ! Un regard glacial me laisse supposer quelque impair. Après avoir salué et remercié Chantal, je me sauve.

C’est ainsi qu’en quelques pas je me suis retrouvée sur le pont Neuf, émerveillée comme à chaque fois par la beauté de la Seine et de Paris miroitant dans la nuit.

Durant les jours qui ont suivi, j’ai écouté en boucle son enregistrement des suites de Haendel. Plus je les entendais, plus j’en saisissais les modulations, les non-dits et les respirations. Un peu plus tard, j’ai rencontré de nouveau Éric Heidseick lors d’un concert d’Anatole Lieberman qui fêtait le tricentenaire de son violoncelle — une autre histoire. Comme je lui disais le plaisir que j’éprouvais à l’écouter, il m’a regardée avec un sourire un peu enfantin.

Ce soir-là, avant de partir, il s’est immobilisé devant la porte, s’est retourné et m’a fait un léger signe de la main, comme un au revoir. Grâce aux enregistrements d’aujourd’hui, les musiciens restent vivants !

Depuis, j’ai entendu Daniel Baremboïm au clavier jouer magistralement le concerto pour piano de Tchaïkovski à Berlin, son orchestre dirigé par un ami. On dit qu’il connaît par cœur la totalité du répertoire classique ! Il fêtait magistralement son soixante-dixième anniversaire, quelques petites années de moins qu’Éric Heidseick. La musique conserve !