Messine

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Le lendemain matin, nous avons laissé Marina à ses préparatifs de départ et nous sommes partis pour Messine avec l’intention de voir le musée national et ses deux Caravage.

Maurizio nous avait dit avec humour :

— L’autoroute passe sur quarante ponts et sous quarante tunnels. J’ai eu le temps de les compter durant mes quarante années d’enseignement à la faculté de Messine.

En effet ! En tenant compte des joints de dilatation tous les dix mètres sur les ponts, le périple ne devait pas être de tout repos. J’en profite pour dire que nous avons été surpris par la conduite des Siciliens. Contrairement à leur réputation, ils conjuguaient astuce et prudence sans s’énerver. Il est vrai qu’en ce mois de septembre, les routes n’étaient pas surchargées.

En revanche, les signalisations laissaient partout à désirer. Que d’erreurs et d’errances, surtout ce jour-là ! Pourtant tout avait bien commencé. Nous étions parvenus sans encombre au pied du musée. Nous avions garé la voiture dans un de ces parkings écologiquement réservés aux voitures électriques.

Nous avons fini par trouver l’entrée et nous étions restés assis durant de longues minutes devant les deux tableaux de Caravage, sujets religieux de grande taille. Plus que leur réalisme, c’est leur éclairage, ce contraste violent d’ombre et de lumière dessiné par une source non identifiable qui m’a frappé. Durant sa vie agitée, le peintre avait plusieurs fois été sauvé de la misère par des commandes de mécènes indulgents à ses frasques. Voyant une des toiles à peine recouverte de personnages émergeant d’un fond ténébreux, j’ai pensé un instant à une astuce pour livrer le tableau le plus vite possible. Mais bientôt un sentiment de respiration m’a jetée dans les bras de ce sacripant de Caravage. Il me changeait des tableaux précédents plus ou moins dorés et bourrés de personnages édifiants

Il était près de 14 h et nous n’avions rien dans le ventre. Pas de cafétéria, rien aux alentours, nous avons continué vers le nord le long de la mer. Rien, toujours rien. Nous avons garé la voiture et j’ai descendu les ruelles désertes du village vers la plage en espérant trouver une paillote. Ce fut un choc.

Le détroit de Messine s’offrait à mes yeux. Charrybde et Sylla, la Sicile et la Calabre. Des rochers affleuraient au loin. Les vagues blanches d’écume venaient s’y jeter dans un voluptueux labour. Le vent fouettant la couleur, l’indigo de la mer répondait au cobalt du ciel. Paysage immémorial. Tel un personnage d’Homère ou d’Antonioni, une baigneuse marchait dans le soleil d’un pas tranquille et souple sur la grenaille des cailloux. Sur l’ondulation de la berge, au milieu des bois morts, des filets échoués, elle avançait solitaire, indifférente à ma survenue intempestive.

Nous avons fini par trouver une trattoria. Gilles a pu déguster une tranche grillée d’espadon et nous avons acheté pour Marina de ces délicieux petits gâteaux aux amandes, témoins de la présence arabe en Sicile durant des siècles.

Nous voulions atteindre le détroit de Messine. Par je ne sais quel mystère, guidés par le GPS, nous avons quitté la route côtière et nous sommes montés sur la colline dominant la mer. Il nous annonçait des numéros de route et des dénominations dont nous ne voyions aucune trace. La route rétrécissait de plus en plus et nous nous sommes retrouvés sur un chemin à peine goudronné, entourés d’arbres brûlés Nous avons dû contourner l’un d’eux, tombé sur la chaussée.

Autour de nous la forêt calcinée étendait ses branches sinistres. Les collines désertes dominaient désormais à perte de vue la mer de tous côtés : la mer Tyrrhénienne, la mer Ionienne. Et nous avons continué de monter au milieu d’un désastre de plus en plus désolant.

— Tu ne crois pas qu’on pourrait redescendre ? ai-je dit à Gilles, tout en sachant la manœuvre des plus délicates à la vue des précipices qui nous entouraient.

— Mais non, cette route va bien finir par nous amener quelque part.

En effet nous sommes arrivés à une sorte de camp militaire dont les toitures s’étaient effondrées. Nous avons roulé sur une butte, puis dans un fossé. Nous nous sommes arrêtés sur une plate-forme envahie par des arbustes noirâtres. La route s’arrêtait là et le GPS après un temps de recherche a déclaré :

— Itinéraire inconnu.

Et sur l’écran une icône montrait un demi-tour.

Dans des relents de vieux brûlé, nous avons pu l’effectuer en toute sécurité. Vaille que vaille, nous avons franchi à nouveau les obstacles dans le sens de la descente. Le GPS nous a encore un peu trompés, ce qui nous a valu quelques vertigineuses marches arrière. Et je n’ai pas été fâchée de retrouver le niveau de la mer, même s’il nous fallut plus d’une heure d’errance dans les faubourgs de Messine avant de nous enfiler sur l’autoroute de Taormina.

Au retour, Marina nous a dit :

— Il m’est arrivé la même aventure dans ces parages. Nous allions à un mariage et quand nous avons fini par l’atteindre, l’église était vide. Tout le monde était parti.

(à suivre)

Une semaine en Sicile

10 choses à faire à Taormine - À la découverte des joyaux de Taormine :  Guides Go

Une semaine en Sicile.

De retour hier soir, encore abasourdie par l’attente dans l’aéroport de Catania et la foule qui s’y pressait, je vais essayer de résumer un séjour aussi varié que savoureux.

Nous étions invités par Marina, une amie du café homérique de Gilles. Sicilienne ayant épousé un français, elle vit à Paris. Sa famille possédait un domaine sur la commune de Taormina, à l’est de la Sicile, au nord de Catania, sur les pentes de l’Etna. Ce domaine fut partagé à la mort de ses parents et en partie vendu. Elle garda une bergerie qu’elle aménagea avec toute l’astuce et tout le confort moderne. Elle fit creuser une piscine, mais conserva les mangeoires des chèvres, en souvenir de son enfance. Jeune retraitée de l’UNESCO, elle y passe tous ses étés retrouvant sa famille et ses amis siciliens. Un lieu de rêve.

Notre première impression fut assez désolante. Depuis l’aéroport, on voyait défiler des arbres calcinés, des collines dévastées et même quelques maisons brûlées. La région avait été la proie des flammes fin juillet, l’autoroute avait été coupée, on en avait parlé dans les médias internationaux. En sortant du village où Marina était venue nous chercher, le spectacle ne valait guère mieux. Le cœur en écharpe, je me demandais ce que je faisais là lorsque sa voiture s’est arrêtée devant un grand portail. Au milieu d’un champ noirci par le feu, sous un immense eucalyptus intact il s’ouvrit sur des bougainvilliers en fleur, des oliviers couverts de fruits, un jardin avec piscine agrémenté de fleurs débordant des grands pots d’argile rose.

Marina nous raconta :

— Mes filles et moi étions ici, avec plusieurs enfants. Les flammes dépassaient des murs dans un bruit d’enfer. C’était effrayant ! On nous avait dit de ne pas chercher à partir. Au moment où nous allions désespérer, les carabinieri sont venus nous évacuer. Imaginez les enfants.

— Ils ont du faire des cauchemars, ai-je dit.

Elle s’étonna de ma réflexion, heureuse qu’ils soient encore en vie. Peut-être un réflexe sicilien, dur à la difficulté, pudique et peu expansif. Elle-même veuve d’un mari qu’elle adorait a affronté seule l’adolescence de ses deux filles sans se plaindre, avec une rare fermeté. Caractère en accord avec une terre de laquelle il fallait arracher sa subsistance, soumis aux caprices de l’Etna. Elle me montra les cendres noires qui liaient entre elles les larges tuiles romaines de la bergerie.

— Ça arrive de temps en temps !

Mon cousin Philippe nous avait assuré que Taormina est un des plus beaux sites du monde. Dans Le Radeau de la Gorgone, conseillé par Marina, l’académicien français Dominique Fernandez partage cette opinion. C’est donc dès le lendemain, après une soirée à discuter à la fraîche, nous avons laissé notre hôtesse à ses préparatifs de départ, (elle s’apprêtait à retourner à Paris) pour aller visiter ce lieu mythique.

À flanc de coteau et sur le sommet de deux collines telles d’immenses murailles se dessinant sur le ciel bleu, la ville domine la mer. Nous y sommes montés en téléphérique et nous nous sommes dirigés sans attendre vers le fameux théâtre gréco-latin.

Comment était-ce possible ? Comment avait-on pu ancrer, excaver un tel ouvrage en pleine pente ? D’énormes rochers en encadraient l’entrée. Les Grecs avaient profité d’un amphithéâtre naturel, les Romains l’avaient agrandi pour les jeux du cirque. Il pouvait contenir 5400 personnes. Imaginez la taille ! La mer et l’Etna au loin, nous avons grimpé en haut des gradins et nous sommes restés immobiles et silencieux pendant plus d’un quart d’heure à nous imprégner de cette association entre la nature et des siècles de civilisations. La menace du feu de la terre et l’orgueil des hommes. Les touristes peu nombreux en septembre n’étaient que des fourmis sur l’empilement des pierres.

Nous avons déjeuné dans la vieille ville aux rues tortueuses bordées de palais et de maisons à balcons ornementés, sur une minuscule terrasse tenue par deux vieilles demoiselles qui nous ont bichonnés comme si nous étions de la famille.

Il faisait tout de même chaud et nous ne sommes pas de fanatiques touristes, après avoir flâné dans la rue principale et acheté des céramiques pour nos enfants nous avons rejoint le funiculaire. En bas les rochers aux contours déchiquetés battus par les vagues faisaient irrésistiblement penser à l’Odyssée d’Homère qui avait été récitée dans son intégralité au printemps dernier par la compagnie Démodocos. Nous étions sur le trajet d’Ulysse, à deux pas de Charybde et de Sylla.

De retour, nous avons sauté dans la piscine et le soir nous étions reçus chez Maurizio et Rosanna. Ah, la bonté de ce couple, l’un géant, à la mesure de son métier de géologue, s’exprimant dans un français lent et rocailleux, l’autre douce et ronde, ancienne institutrice vive et attentive à saisir quelques mots d’une langue qu’elle ne pratiquait pas.

Nous eûmes la chance d’entendre maintes légendes siciliennes, entourés des céramiques dont ils étaient amoureux et qui les illustraient à ravir.

(à suivre)

Départ de Tougin

Bellegarde-sur-Valserine (Valserhône) - CCPB01

De retour hier soir. Pas facile d’écrire dans la canicule de Paris, les murs ont chauffé durant notre absence. Nous avons quitté une température agréable, des bains du matin dans un lac à 22 degrés, la plage à peu près déserte, un village très calme dont beaucoup d’habitants étaient partis pour profiter du mois de septembre sans touristes, les crêtes sans un nuage.

Nous avons débarqué vers 23 h 30 gare de Lyon, puis dans le jardin des Halles, comme sur une autre planète. Les jeunes noirs des quartiers de banlieue dans des bruit de musique parlaient fort en groupes profitant de la température plus clémente de la nuit. Les supporters Néozélandais venus des antipodes pour la Coupe du monde de rugby trainaient de hautes silhouettes un peu déconfites. Les Français avaient gagné le premier match au Stade de France, pas beaucoup de cris de victoires, le rugby ne suscite pas dans notre pays le même enthousiasme que le foot.

A la suite du retard du car et d’un accident sur la route, nous avons raté le TGV. Nous avons dû attendre le suivant à Bellegarde. Les deux heures passèrent vite. Nous avons sorti notre casse-croute et dîné assis à une grand table de bois à la fraîche en regardant les montagnes s’estomper dans la nuit. Une quantité de jeunes attendait le départ des cars vers la montagne assis sur l’herbe, gros sacs à dos et bâtons de marche. Un couple d’amoureux qui partait faire le tour du Mont Blanc a posé son pique nique au bout de notre table. Venus de Saint-Malo, ils bivouaquaient, montant leur tente dès qu’ils trouvaient un petit coin d’herbe. Après leur départ, plus stressé et plus âgé, un autre couple a demandé à partager notre table, je crois qu’ils se disputaient à propos des corvées de la randonnée. Comme l’heure de notre train approchait, j’ai dit en partant, montrant leurs sacs à dos :

— Au revoir. Vous en revenez ou vous y allez ?

Un peu grognons, ils ont répondu :

— Les deux.

— ?

— Oui, on vient de Corse et on va à Chamonix.

— Vous allez faire le tour du Mont Blanc ?

La course de l’ultra trail vient de se terminer, mais elle pouvait leur avoir donné des envies. Ils étaient au-dessus de ça !

— Non, on va faire plusieurs sommets, de l’escalade.

Et beh ! Des supersportifs ! Leur matériel désignait un usage intensif.

— Vous devez avoir des super mollets !

Ils ont approuvé de la tête avec un vague sourire.

Le voyage fut sans histoire, sauf qu’à Bourg, le contrôleur eut toutes les peines du monde à faire descendre une passagère clandestine.

Oui, nous sommes en escale pour la Sicile. Nous partons demain depuis Roissy. Nous sommes invités par Marina, une amie de Gilles du Café Homérique. Elle nous a dit que la température y était agréable, moins de 30°, rien à voir avec les 36° actuels de Paris.

Je veux tout de même revenir un instant sur notre visite à Alain dans sa maison de retraite à Genève, EMS (établissement médico-social). Nous avions été pris dans les fantaisies de la signalisation helvétique en désaccord avec le GPS et une fois de plus la traversée de la ville s’était muée en parcours du combattant. Nous sommes arrivés en retard et Alain, fatigué n’était plus très présent. Nous avons été sidérés une fois de plus par la qualité de vie des Suisses. Une fin de vie dans un parc aux arbres centenaires, le conjoint s’il est valide peut être logé dans un immeuble adjacent. Nous avons déjeuné dans un restaurant ouvert à tous, avec terrasses d’été, jardin d’hiver, jardin de demi-saison à l’abri du vent, personnel en tenue de steward et d’hôtesse de l’air, le cuisinier toque sur la tête. Architecture des années soixante-dix. Laurette nous a fait visiter son appartement de 110 mètres carrés avec vue sur le parc et la montagne. Un complexe social destiné à tous.

On se pincerait presque pour se rappeler la misère du monde, les difficultés de la minorité de plus en plus nombreuse qui rame pour survivre dans nos pays occidentaux !

Jean qui rit et Jean qui pleure

Un rayon de soleil et nous avons filé à Vevey pour aller au musée Jenisch voir une exposition sur les arbres.

La Riviera suisse nous a sidérés. Dans la sérénité du lac, le frou frou des aubes du gros bateau, la lumière de septembre, les démarches nonchalantes des touristes fortunés sur fond de montagnes tamisées par une légère brume, tout n’était que luxe, calme et volupté.

Nous avons déjeuné sur la place du port dans un restaurant familial entourés de vieilles dames discrètement papoteuses, de jeunes discutant en complets-veston et cravates. Sur la terrasse, une femme bronzée et sportive, chirurgie esthétique, cheveux blonds cendrés coulant sur la nuque, élégante, lunettes de soleil de prix rejetées sur le crâne travaillait sous les arbres en vidéo-conférence.

Par contraste, les tatouages sur les bras du serveur m’ont intriguée, un crucifix le long du cou. Je lui ai demandé s’il était Suisse, il m’a répondu gentiment :

— Je suis Français, ici tous les serveurs sont français, les Suisses ne veulent pas faire ce travail.

— Vous êtes d’où ? a demandé Gilles.

— De Nice.

— C’est un peu la même chose, la Riviera.

Il fit la moue, puis comme Gilles insistait, il a dit d’un air ravi :

— Ici c’est beaucoup mieux, … et puis ici les clients sont éduqués !

Après un instant d’hésitation, avec la crainte d’être indiscret, il a demandé :

— Et vous ?

— Nous habitons Paris.

Il a littéralement sauté sur place :

— Je ne pourrais jamais habiter Paris, j’en mourrai !

Je lui ai répondu en riant :

— Paris, c’est vivant ! Il y a des émeutes !

À une table de nous un homme d’une soixantaine d’années, cheveux blanc coupe un peu longue, intellectuelle feuilletait le Canard Enchaîné. Il a imperceptiblement manifesté qu’il avait entendu, mais réserve helvétique oblige, il n’a pas levé les yeux.

Le lendemain, nous avons sauté dans le car, puis le TGV, enfin dans le 29 et nous nous sommes retrouvés vers 23 heures dans l’appartement de Paris que nous avions quitté deux mois auparavant.

Les obsèques de Nicky avaient lieu le lendemain mardi à dix heures dans l’église Saint-Charles-de-Monceau.

L’église était bien remplie pour une fin de vacances. Nicky laissait quatre enfants et une quinzaine de petits-enfants qui tous s’exprimèrent sur leur père et grand-père dans des termes admiratifs et affectueux, évoquant son goût de la marche en montagne, de l’escalade à Fontainebleau, ses repas gastronomiques. Nous avons cru qu’il n’y aurait pas de messe, le prêtre étant invisible et l’autel dégarni. Rien d’étonnant, Nicky n’ayant jamais manifesté de penchant particulier pour la religion. Mais le prêtre s’est avancé. Il a récité la lettre de Paul aux Corinthiens : S’il me manque l’amour… et a embrayé sur l’homélie.

En vieil habitué, il a gentiment remis les pendules à l’heure, tempérant les louanges précédentes par la difficulté pour chacun de vivre et de mourir.

Les hommes de la famille ont tendu des sébiles dans les rangées, gros billets jusqu’au bord. On était dans le quartier de Monceau ! Et la messe s’est poursuivie. La plupart des fidèles ont communié. Puis nous avons été conviés à la bénédiction du corps.

Ce fut un choc. Son chapeau était posé sur le cercueil. Un chapeau aux larges bords, en cuir roux, qu’on lui avait toujours vu sur la tête. Les larmes me sont montées aux yeux.

On s’est ensuite retrouvés dans son appartement avec toute la famille, ces enfants que nous avions connus tout petits, puis parents et maintenant presque grands-parents. Que la vie est courte ! Que les destins sont étranges ! Réussites, échecs ? Les circonstances portaient à la modestie.

J’ai dit à Anne, l’ainée :

— Comme c’est étrange ! Nous ne reviendrons jamais dans cet appartement !

Et j’ai ajouté :

— Il est probable que je ne te reverrai jamais !

Elle m’a jeté un regard un peu désespéré. En effet, nos chemins divergeaient…

Le lendemain, nous sommes revenus à Tougin où la fête du quartier nous attendait sous les grands arbres du square. Contraste. Un savoureux bonheur que je ne vous décrirai pas par crainte d’être trop longue.

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Julien, Thomas, Gaël.

Prigojine, chef des milices Wagner russes est mort dans l’explosion d’un jet privé entre Moscou et Saint-Pétersbourg ( missile ? ), plus que probablement assassiné par le président Poutine. On s’étonnait de le savoir encore  en vie après sa tentative de coup d’État. Nous occidentaux comprenons mal l’apathie du peuple russe devant les mensonges et les violations de paroles de son dirigeant. L’absence d’état de droit  ne les trouble pas, comme une fatalité qu’ils doivent accepter. Chaque habitant de cet immense pays gère sa tranquillité au jour le jour, indifférent au sort général, voué corps et âme au chef qui les aurait sortis du marasme après la chute du soviétisme et aurait réhabilité l’idée d’une Grande Russie.

Aux USA, c’est un peu la même chose. L’Amérique profonde s’apprête à réélire un président hâbleur et menteur, poursuivi par la justice, qui continue de nier la légitimité de son successeur. Une simple photo présentée comme anthropométrique de Trump, le visage mécontent, lui a valu 7 millions de dollars pour sa campagne électorale.

Par là-dessus, l’économie de la Chine stagne. 27% des jeunes au chômage. De là à les occuper par une guerre… Les frontières s’arment, Taïwan plus que jamais revendiqué par les nationalistes.

Cela ne nous a pas empêchés de passer quelques beaux jours avec Julien, Thomas et son ami Gaël. Pour eux, escalade, musée de Prangins, Les Charmettes à Chambéry avec leurs cousins.

– Madame de Warens a fait l’éducation de Jean- Jacques Rousseau. Il avait 16 ans, elle en avait 12 de plus, a dit Gaël en rigolant.

Retour à pied du mont Mourex, baignades avant que le temps ne se gâte (chute de 20°) et j’en passe…

Nous avons fêté le quatorzième anniversaire des deux garçons. Ah, les blagues de cet âge ! Leur dynamisme, leurs questions sur la vie, ce fut un festival. Ils ont fait la cuisine avec Julien : gratins, tiramisu, etc. On a terminé avec une raclette et une tarte aux pommes. Le soir : trivial poursuit, scrabble, poker, rami. Hier soir, ils ont regardé les Tontons flingueurs sur l’écran de leur ordinateur. Ils ont convenu que si le début traînait un peu, le vieux film tenait la route. On les a entendus rire pendant la fameuse scène de beuverie :

–  Vous avez beau dire, y’a pas seulement que d’la pomme, y a aut’chose… !

Je vous passe provisoirement les aventures épiques pour trouver les fuites d’eau qui trempaient le mur central de la maison, sondages, caméras, etc.

Ils sont repartis, lundi matin, gonflés à bloc pour la rentrée scolaire prochaine. Ils nous avaient rafraîchis la tête, dilaté la rate, changé les idées, ce fut des bons moments.

On en avait bien besoin ! Nous venions d’apprendre la mort d’Antoine Jeantet souvent évoqué dans ces lignes. Gilles l’a connu en prépa à l’école Sainte Geneviève à Versailles. Une amitié de soixante ans. Sa femme Noëlle est partie la première, il y a trois ans. Sans broncher, il s’était mis aux fourneaux et avait  poursuivi leurs dîners gastronomiques. Il continuait d’aller au théâtre trois fois par semaine comme auparavant et faisait encore de la varappe en solitaire à Fontainebleau. Un homme cultivé, un peu mélancolique, très énergique. Quatre enfants et d’innombrables petits-enfants.

Au printemps, il a senti quelque chose craquer dans sa poitrine. Le diagnostic fut rapide : lésion gravissime du cœur, opération indispensable, mais risquée. Il a traîné durant deux-trois mois, marchant avec peine. Après un dernier été avec ses enfants à Saint-Jean-de-Luz, il est mort samedi des suites de l’opération.

Nous partons pour les obsèques à Paris. Il sera enterré au cimetière des Batignolles à côté de Noëlle.

Canicule

Très grosses chaleurs sur plus de la moitié de la France. Phénomène d’autant plus inquiétant qu’à la fin du mois d’août on voit survenir d’habitude plusieurs jours de froid et de pluie avant le retour d’un soleil plus doux en septembre.

La Vierge d’août ne laisse pas le temps comme elle l’a pris. En effet !

À Lyon et à Grenoble des pointes à plus de 40°. Les roses du jardin fanent à peine ouvertes avant même d’avoir eu le temps de répandre leur parfum. J’ai dû protéger les géraniums avec un écran de papier. Les oiseaux ne chantent plus. On ne voit plus que des moineaux. Où sont donc passés les merles, les rouges-queues, les mésanges ? Même les pies ont disparu. Morts de faim et de soif ? Ont-ils émigré en altitude ?

La sécheresse persiste depuis plusieurs années malgré un printemps pluvieux et les arbres meurent.

Dimanche, nous sommes allés déjeuner au sommet du téléphérique de Crozet avec la famille d’Ève venue passer quelques jours à Tougin. La terrasse était bondée. Il y faisait bon, un petit air frais caressait les visages. La vallée et le Léman s’étalaient à nos pieds, on devinait les Alpes au loin, mais le mont Blanc était invisible, fondu dans la brume de chaleur. Je n’étais pas montée à Crozet depuis de nombreuses années et les gracieuses prairies sur lesquelles autrefois les enfants faisaient de la luge s’étaient couvertes de maisons, de lotissements et même d’immeubles. À notre arrivée le pays de Gex comptait moins de 30 000 habitants, cette année sa population a atteint les 100 000.

Nous avions commandé le repas quand derrière nous un petit orchestre balkanique a retenti bientôt accompagné d’une chanteuse poussant la goualante. La sono anéantissait le calme et la sérénité de la montagne déjà mis à mal par le bruit des conversations amplifié par les tentes-parasols. On a tenu environ un quart d’heure, puis on s’est réfugié à l’autre bout de la terrasse après avoir prévenu les serveuses.

La Javanaise, Champs-Elysées, Que Sera Sera, etc. se sont succédés, répertoire destiné aux Ehpad, et aux personnes un peu dures d’oreille. À la fin de chaque chanson, les applaudissements fusaient avec enthousiasme. Une jeune fille s’est approchée de notre table :

— Je suis chargée de vous demander si vous avez aimé la musique qui vous est offerte par le syndicat des communes du pays de Gex.

— Nous avons dû nous écarter, c’était un peu fort !

— Oui, c’est vrai, mais il faut bien que tout le monde entende ! répondit-elle sans se démonter.

Une heure et demie plus tard, malgré les propos rassurants des serveuses nous n’étions toujours pas servis. Emmanuel a fini par élever la voix. Une demie heure encore et la patronne est arrivée avec les assiettes à bout de bras.

— On ne vous avait pas oubliés, mais votre commande est passée à une autre table. Toutes nos excuses !

Durant l’attente, les serveurs étaient pourtant passés et repassés devant notre table vide. Nous avions bousculé la routine, ils n’avaient pas su improviser. Il est vrai qu’il y avait du monde !

Ce fut très bon, mais aussi un soulagement quand nous sommes sortis. Les jeunes démarraient une courte balade malgré la chaleur et nous allions regagner les télécabines. Il fallait monter un petit raidillon. J’y suis allée un peu fort et mon cœur s’est emballé. J’ai craint de voir se répéter l’aventure du début d’août, mais son rythme s’est assagi dans la benne.

Une leçon pour notre future balade sur l’Etna.

Travail. Henriette et Lionel

Le beau temps est revenu, la canicule s’annonce.

De retour, Gilles m’a raconté les événements qui ont jalonné son séjour à Lasalle, la vie de troupe, la représentation des Suppliantes devant un public clairsemé mais fervent. J’ai eu des nouvelles de Suzy, de Xiaoli, d’Hubert, d’Anne-Iris, de Diane-Iris, etc. Un plaisir d’autant plus apprécié que je n’ai pas eu besoin de prendre le train ou la voiture, de dormir dans un lit inconnu, d’attendre durant des heures entre deux repas, entre deux répétitions.

Un peu regretté les promenades dans les paysages cévenols, mais je conserve bien au chaud dans ma mémoire notre périple au mont Aigoual avec les enfants du temps où ils ouvraient les yeux sur le monde. Ressurgissent sans leurs petits tracas les épopées qui entouraient nos trajets, les bivouacs homériques en camping-car et cela me suffit.

Le repas avec Henriette et Lionel combla une solitude devenue un peu pesante. Des propos passionnants sur nos existences respectives, un passé, des amitiés communes. Lionel nous offrit un concert sur mon modeste piano, en particulier une sonate de Brahms qu’il laissa s’envoler comme une bulle de liberté. Lionel perd la vue. Il doit utiliser désormais un agrandisseur et apprendre ses partitions par cœur, ce qu’il évitait de faire jusque là. Mais rien ne l’arrête.

— Diable d’homme, dit Henriette.

Nous avons eu la surprise de l’entendre évoquer sans nostalgie ses tournées internationales. Il nous a raconté une arrivée à San Francisco après 12 heures de vol, le concert sur un orgue minable, les soirées solitaires dans les hôtels après les ovations :

— Les Japonais, oui. Ils savaient recevoir !

Et c’est ainsi que le beau temps revenu, les journées se sont succédé sans surprise. Le matin, nage à Versoix dans un lac de rêve, modelage, déjeuner dans le jardin, après-midi corrections des chroniques de l’année en vue de publication, marche le long de l’ancienne voie ferrée au pied des crêtes, cueillette de noisettes, dîner dehors, scrabble et concerts de la Roque d’Anthéron sur France musique. Piano en intermède, la mise au point de l’adagio de Bach-Marcello, supervisé par Nick, lequel me dit :

— Compte et savoure !

Gilles travaille sa rythmique du vers homérique. Il fait la cuisine, les courses et je tiens la maison en ordre. Une existence des plus rangées qui a fini par me poser quelques questions.

N’est-ce pas passer à côté de l’essentiel ? On me dit qu’il faut bouger, voir des tas de gens, organiser des activités, participer à des événements. À Tougin, je perds peut-être mon existence, sans compter le risque de l’oubli. C’est vite fait de ne plus faire partie de la communauté humaine, d’être relégué dans les marges ou même dans la catégorie de ceux dont on ne sait pas s’ils sont vivants ou morts.

Et pourtant, je ressens profondément le besoin de ces instants de méditations, de repli, de recherches solitaires, d’observations tranquilles, de liberté. Ils me comblent d’une joie mystérieuse. Pas si facile que ça à assumer dans un monde qui s’en fiche.

 Mais je n’ai pas le choix, j’ai toujours avancé au présent, sans penser aux conséquences de mes actes. Ce n’est pas maintenant que je changerai.

Tant pis pour moi ! Et pourquoi pas tant mieux ?

Solitude.

Une semaine de solitude. Gilles était allé dans le Gard pour jouer Les Suppliantes.

Solitude totale dans le froid, la pluie, le vent. Village désert, pas de bains dans le lac, peu de promenades, pas de repas dans le jardin. Voilà qui vous oblige à réfléchir, d’autant plus que j’ai dû gérer un problème cardiaque.

Forte de mon expérience du début du mois de la traversée de Paris en taxi vers l’hôpital Saint-Joseph, j’ai tenté d’éviter ce genre d’aventure. Pour atteindre l’hôpital le plus proche d’ici, il faut se rendre en Haute-Savoie et donc traverser par la rocade le canton de Genève. L’attente aux urgences peut atteindre plusieurs heures. J’avais entendu dire grand bien d’un service médical dans l’Ephad de Tougin, mais il fallait appeler le 15 et je risquais de me retrouver dans une ambulance sans autre forme de procès. À pied, le cœur en chamade, je suis allée m’informer sur place. La secrétaire m’a expliqué que le médecin était en train de tourner, qu’il y avait un électrocardiogramme et ce qu’il fallait sur place. Elle ajouta :

— Si vous voulez, une infirmière peut vous examiner. Il se trouve qu’elle est libre.

J’ai décliné :

— Je n’ai rien sur moi, ni papier d’identité, ni carte vitale.

— À vous de voir, me dit-elle, un peu inquiète.

— Je me connais, ça va aller. Je sais que je peux être prise en charge, c’est le principal.

Je savais mon cœur un peu fatigué, mais pas plus que ça et j’étais protégée par un traitement au long cours. Je devais seulement patienter. Pas facile quand on est seule. Il retrouva son rythme au bout de 24 heures. En attendant, le moindre geste me parut insurmontable et le temps bien long, surtout dans cette atmosphère lugubre. Pas bien méchant, mais rien de tel pour vous faire réfléchir à la vie passée, à l’avenir qui se raccourcit, à ce qu’on va laisser derrière soi.

La solitude provisoire a ceci d’étrange qu’elle vous fait passer par des états d’esprit successifs intéressants : sentiment de liberté, exploration de situations inhabituelles, recherches de solutions, sentiment d’abandon, espoirs au son du portable, le travail comme salut, la radio durant les repas, la voiture comme une possibilité et j’en passe… Au bout d’une semaine, l’habitude avait pris le dessus, d’autant plus que le temps s’arrange un peu.

Heureuse de retrouver Gilles, je sais qu’il me faudra de nouveau partager l’espace, accepter toutes ces petites concessions qui font la vie à deux. Il a vécu des moments de rencontres, de convivialité qu’il me racontera. Semaine fructueuse.

Je suis allée au cinéma dans le froid et la pluie. Nous étions cinq dans la salle, dont trois femmes seules. Le mouvement des images, un excès de gros plans, une sono trop forte m’ont fatiguée. J’ai été contente de retrouver le silence du village et de la maison.

Nick et sa famille sont revenus de leurs vacances à Valence en Espagne. Au départ, 38 degrés, à l’arrivée 17. Leur chien Jarvis avait l’air assez sonné.

Hier, à la caisse du Carrefour Market. J’ai un mouvement de recul devant le caddy archi plein de la cliente devant moi, une femme corpulente pour ne pas dire obèse. Son petit garçon me regarde avec une certaine hostilité, huit-dix ans, maigre, des yeux qui mangent une figure en mauvaise santé.   

Machinalement je regarde défiler ses achats. Il n’y a là que de la nourriture néfaste, beaucoup de gâteaux, de produits ultra transformés, pas de légumes, pas de fruits. Mon esprit critique commence à se mettre en route quand je réalise qu’ils sont presque tous en promotion. Le garçon sur la défensive suit mon regard, la femme me lance un sourire, je retiens la beauté de ses yeux d’améthyste. Le caissier lance le total d’un ton neutre après avoir fait des calculs de ristournes sur nombre d’articles.

Quand ce fut à mon tour de payer, mes six ou sept articles coûtèrent à peine moins que son caddy rempli à rabord. Je n’avais pourtant acheté que du quotidien…

Hermance. Tamié. Les Filles d’Olfa.

Pas trop envie d’écrire. Farniente ?

Pour cause de froidure et de pluie éventuelle, nous avons dû repousser notre navigation sur le lac et le repas à la Comète avec Jenni. J’en parlerai plus tard. Il m’a envoyé un drôle de petit livre qui raconte une croisière en voilier dans les années 50, à la manière de Trois hommes dans un bateau, écrite pour les amoureux du Léman dont il fait partie.

Pas trop de difficulté à passer le pont du Mont Blanc. Déjeuner à Hermance au bord du lac. Vent du sud, vent « blanc » Ah, le chant des vagues sur la glissière et le mur du quai ! Retrouvailles et conversations confiantes avec Nelly, Bernard et Laurette. Alain trop fatigué n’avait pas pu se joindre à nous. Le temps passe, mais l’amitié ne vieillit pas.  Délicieux filets de perches « du lac».

La veille, beau temps. Une rencontre au col de Tamié avec Jean-Claude, Ève, Emmanuel et Noé au restaurant, dans un chalet à l’ancienne. Une sorte de musée des intérieurs savoyards du début du 20e siècle. Tartiflettes, jambon de pays, vacherin, tout était délicieux, servi par une patronne qui avait largement dépassé l’âge de cette retraite qui a tant remué la France le mois dernier. Noé nous a offert des macarons qu’il avait confectionnés lui-même. Même Hermé n’en fait pas de plus jolis ni de plus raffinés. Incroyable ! Il arrive sur vingt ans… À cet âge et encore maintenant, je n’ai fait et ne fais que de la cuisine basique.

Je demande à Jean-Claude des nouvelles de Madagascar où il a été missionnaire durant 50 ans, il répond :

– J’ai surtout des nouvelles par les religieuses. Elles font du bon travail.

Je le taquine :

– Les femmes ne sont pas si mal que ça !

– Elles sont épatantes. Elles sont même tellement bien que je n’ai jamais pu en choisir une, réplique-t-il avec un sourire.

Ce qui a fait rire Noé, assez peu au courant en ce qui concerne l’Église catholique.

Une autre fois, Jean-Claude avait dit :

– À entendre les gens en confession, je suis bien content de ne pas m’être marié !

Nous étions arrivés en retard, immobilisés pendant une heure devant l’aéroport de Genève. Quand la file s’est ébranlée, nous n’avons vu aucune trace de l’accident sur l’autoroute. Il a dit sur un ton tranquille :

– C’est bien suisse. On nettoie et c’est comme s’il ne s’était rien passé !

Nous bénéficions à Gex d’un cinéma qui passe des films d’art et d’essai, souvent juste après leur sortie. C’est ainsi que nous avons vu Les filles d’Olfa, un documentaire-fiction sur une famille tunisienne dont deux filles ont rejoint l’Etat islamique. L’affaire avait fait grand bruit à l’époque. Pris sur le vif, un très beau film qui montre sur quel terreau  peut s’installer le fanatisme et quels rouages sont utilisés par ses prédateurs. Manque de structures, absence des pères, pauvreté, maladresses, mais aussi  beaucoup d’amour et d’humour. Une scène où elles rejouent la première fois qu’elles enfilent un hidjab.

– Rabats ton voile, tu es beaucoup trop belle, dit l’une d’elle à sa sœur, se moquant du puritanisme de DAESH.  

Les deux filles restées en Tunisie disent avoir été sauvées par un centre de rééducation. Les deux autres sont en prison en Libye pour encore de nombreuses années.

Le spectacle d’Émilie, Rentrée 42  a reçu la Palme du meilleur spectacle Off d’Avignon. Nous sommes tous très fiers d’elle et les félicitations fusent sur WhatSapp.

Maison vide et village désert

Il arrive à Paris, et c’est rare, qu’une semaine s’écoule sans événement particulier. Soir après soir nous nous retrouvons devant la télévision sans avoir rencontré grand monde et la routine peut devenir pesante. Cependant, sitôt sortis sur le palier, sur le trottoir, dans l’autobus ou dans le métro une vie nous est offerte qui ne fait jamais défaut.

Ici, la nature nous ouvre les bras, surtout ces derniers temps où le soleil brille tous les jours, de temps en temps éclipsé par des orages furtifs à peine accompagnés de quelques gouttes d’eau.

Le village cette semaine était désert, pas âme qui vive, nul mouvement. Un chat noir au soleil dans le jardin, un autre, roux, en cavale, des moineaux piailleurs, des promenades le long de l’ancienne voie ferrée, au bout d’un certain temps cela devient un peu monotone. Les noisettes mettent du temps à murir. Le soleil tape un peu fort sur la tête.

Je me disais que nos voisins étaient peut-être partis ou malades, mais hier je vois le garage de Marcel ouvert. Je vais y jeter un coup d’œil et j’entends du fond de la maison :

— Ah, Martine ! On te croyait malade !

Jacqueline surgit de son escalier :

— On était inquiet. On ne te voyait plus !

Je réponds :

— Nous aussi on se demandait si vous n’aviez pas des problèmes.

Olivier et son ami rappliquent, un piège grillagé au bout du bras

— On a trouvé un des bébés !

Je mets un certain temps avant de comprendre qu’il s’agit d’un des chatons nouveaux-nés. Homosexuels, des armoires à glace, en maillots sans manches, biceps tatoués, des anneaux dorés dans les oreilles, ce sont des tendres.

Et nous voilà à discuter d’un peu tout, du temps, des orages à venir, de la fête du hameau qui pourrait avoir lieu début septembre avant notre départ.

Ils se sont éloignés pour continuer la recherche de l’autre chaton qu’ils ne veulent pas laisser dans la nature.

— On doit aussi retrouver la chatte pour la faire stériliser.

Jacqueline me dit alors :

— On t’entendait jouer du piano. On se disait que tu décompressais.

Une allusion à notre vie parisienne.

— J’espère que je ne vous casse pas les oreilles.

— Non, pas du tout ! Tu peux même jouer plus fort, on aime bien t’entendre et même tu peux jouer le soir et la nuit, si tu veux !

Nous sommes partis visiter leur jardin à la recherche d’une marmite à pendre à la potence de notre façade pour y planter des fleurs. Les tomates sont rebondies, mais les haricots, les pommes de terre, les framboises inexistantes, pas assez de pluie. La sécheresse sévit comme partout. Même les plantations de la commune pourtant abondamment arrosées se flétrissent. De plus en plus inquiétant !

Je suis rentrée toute ragaillardie à la maison. Non, le village n’est pas un lieu vide et sans âme. Il s’y passe des événements lesquels pour n’être pas extraordinaires n’en sont pas moins réconfortants.

Le soir même, en écoutant Le Masque et la plume à la radio évoquer le festival d’Avignon, je me suis dit que notre village leur paraîtrait bien terne. Les critiques ont minutieusement décrit un spectacle qu’ils avaient jugé intéressant : l’actrice-auteur était endormie sur la scène et une caméra projetait en direct sur un écran l’intérieur de son vagin. Le lendemain, j’ai lu dans Le Monde qu’une franco-africaine « queer » y faisait une performance. Nue pendant trois heures dans des positions suggestives, elle évoquait les horreurs de la colonisation, du racisme noir, de l’antiféministe. Des photos exhibaient ses cent kilos et plus, dénudés, entourés d’autres Africaines revendiquant leur présence d’ostracisées. Pas dans la dentelle ! Les deux spectacles recueillaient les suffrages des journalistes, lesquels louaient leur courage et leur lucidité.

Je dois dire que rétrospectivement je fus heureuse d’avoir vu quelques jours auparavant le film de Nani Moretti, Vers un avenir radieux. Loufoque, libre, moqueur de lui-même et des autres. Une respiration !

Comme je téléphonais à Claudine :

— Nous sommes tous les deux, tous seuls, comme des vieux couillons.

Elle m’a répondu avec sagesse :

— Ça fait du bien de temps en temps. Ça fait réfléchir !