Certains épisodes de la vie sont rarement évoqués. En voici un que je voudrais vous chuchoter à l’oreille. Peut-être vous y reconnaîtrez-vous.

Le monde entier a été bouleversé par la tuerie de Charlie Hebdo. Deux jeunes fanatiques ont tiré sur le comité de rédaction pour protester contre la publication de caricatures du Prophète Mahomet. Le dimanche suivant, des millions de personnes défilaient dans les rues pour défendre la liberté d’expression. La semaine suivante, par prudence ou par conviction, une dizaine d’événements concernant les musulmans furent subrepticement retirés de l’affiche pour ne pas « heurter les sensibilités ». L’autocensure obéit à des règles plus complexes que la partie visible des interdictions et des libertés.

Quelques jours plus tard, alors que je traversai le boulevard Richard Lenoir, je vis un amoncellement de couronnes mortuaires, de bouquets, d’affichettes accrochées aux grilles du petit square central sans faire le rapprochement avec les événements précédents. C’est seulement en revenant vers le métro, après avoir acheté des cadres rue du Chemin Vert, que je remarquai les pots remplis de crayon, les bougies commémoratives, les poèmes tracés à grands traits sur la chaussée. Je me trouvais à proximité du lieu de la tuerie.

Et je restais songeuse… Il m’était arrivé, ici même, quelques jours avant l’attentat une petite aventure que l’énormité du massacre aurait dû éclipser, mais qui continue de me trotter dans la tête comme s’il me fallait l’écrire. Pourquoi ? Je ne sais pas.

Ce matin-là, je venais d’apprendre la mort d’un proche et je me trouvais dans un état second. J’avais fini par dénicher sur Internet un fournisseur de pièces détachées pour mon vieux massicot, mais je devais venir en personne signer le bon de commande. Le genre de démarche qui vous mange du temps et vous prend la tête !

C’était la première fois que je me rendais dans le quartier. De retour vers le métro, j’ai retraversé le boulevard Richard Lenoir, le moral en berne, l’esprit embrumé, traînant les pieds, lorsqu’une voiture a surgi de la gauche dans la rue du Chemin Vert.

Elle tourna avec une certaine hésitation et s’arrêta au milieu du carrefour. Son conducteur se pencha par la fenêtre. Je me suis approchée avec réticence.   Prise au dépourvu, j’envoie souvent les égarés dans des directions fantaisistes. Son accent italien me tira un peu de ma léthargie. Il cherchait la gare de Lyon

Il lui tournait le dos et les rues à sens unique ne facilitaient pas les explications. Comme j’hésitais, il insista :

— Je suis en retard. Il faut que je rende la voiture. Mon avion part dans deux heures.

L’homme était jeune, la trentaine élégante. Des catalogues de mode jonchaient le plat-bord de la voiture. Il s’expliqua :

— Je viens des Galeries Lafayette où j’ai présenté une collection

Il nomma une marque italienne de luxe.

— Vous connaissez ? D’ailleurs, je n’ai plus de temps pour la douane et il me reste un manteau.

Il tira de la banquette arrière un manteau de cuir enveloppé dans une housse transparente :

— Il vaut deux mille euros et je ne sais pas quoi en faire ! Vous le voulez ? dit-t-il en riant.

L’homme était charmant.

— Ce n’est pas ma taille !

— Bien sur que si ! Je vous ai vu marcher.

Il se rangea le long du trottoir. Je tâtai le manteau. Cuir fin, coupe simple et raffinée. Il me le proposa pour un prix dérisoire compte tenu de sa qualité. Il me montra un sac de grande marque posé à côté de lui.

— Il vaut cher en boutique ! Mais je ne peux pas non plus l’emporter. Si cela vous dit, je vous l’offre.

Depuis plusieurs semaines, je cherchais un manteau de cuir et voilà qu’un bel Italien venait au-devant de mes désirs. Un manteau de luxe me tendait les bras sans avoir à subir l’épreuve des Grands Magasins, de ses miroirs peu flatteurs et surtout de ses prix prohibitifs. Pourquoi refuser ? Dans cette triste matinée, le sort me souriait enfin. Je l’avais bien mérité. Élue par la providence, je me montrais partante. Mais je manquais d’argent liquide et je lui proposais un chèque. Il refusa : « Trop compliqué à encaisser en Italie ». Comme j’allais partir, il me dit :

— Montez dans ma voiture, nous trouverons bien un distributeur, et il ajouta :

— Comment vous appelez-vous ? Moi c’est Marco. J’habite Rome. Vous connaissez ?

Après quelques échanges sur les mérites comparés entre Paris et Rome, je fus prise d’un doute :

— Vous m’assurez que ce n’est pas un objet volé, que c’est honnête ?

Il protesta :

— Pas de ça avec moi, Martina !

J’accusai le coup. En effet, ces temps-ci, je manquais de cette générosité qui vous ouvre les cœurs et les portes. La peur n’est pas bonne conseillère, le soupçon encore moins. Quelques déambulations dans le quartier du Marais et j’aperçus un distributeur. Il se gara en double file. Revenue, munie de coupures de vingt euros, je les déposai sur le siège et je demandai à mieux voir le manteau. Je soulevai la housse. Oui, c’était la bonne taille, cuir souple et léger. Il me dit :

— Je vous demande une seule chose : de ne pas le vendre. Vous comprenez que ma collection ne peut pas être dévoilée avant sa commercialisation officielle.

Je le rassurai et ravie de mon achat, je le quittai avec un « Viva Roma » qui sonna un peu faux.

(à suivre)