Lorsque le temps a passé, les petits événements parisiens se teintent d’autres aventures vécues par la suite. On pourrait dire que l’angle de vue se décale légèrement, la précision s’estompe, mais l’impression demeure forte. La nécessité de les consigner devient urgente tant il semble indispensable de ne pas laisser disparaître ces instants précieux et souvent délicats. Mais j’aime aussi leur offrir la liberté de s’envoler pour former la trame invisible de mes jours.

Aujourd’hui, l’un d’eux, modeste, risque d’être occulté par le récent massacre du Bataclan, je veux cependant le citer comme une résistance à l’horreur.

Plus de huit jours auparavant, en début d’après-midi, un Rom ou un gitan – je ne sais pas les différencier – jouait de la trompette dans le métro. Sa musique déclinait les airs de nos chanteurs français avec une telle souplesse, une telle liberté que le wagon paraissait suspendu dans le temps et dans l’espace comme cela arrive quelquefois. À la station Opéra, une jeune femme est montée, grande, élancée, cheveux frisés, châtains clair. Elle portait une contrebasse dans un étui blanc dont l’usure témoignait d’une vie bien remplie. Elle sortait probablement d’une répétition de l’orchestre de l’opéra.

Elle s’est appuyée avec son instrument contre la porte opposée, un peu lasse.

Le son de la trompette se pliait, se dépliait, s’enflait ou s’éteignait comme un souffle de vent. Lorsqu’il a atteint ses oreilles, la jeune femme a levé la tête et s’est tournée vers le musicien. Un frémissement de surprise a parcouru ses lèvres. Elle a probablement   rencontré son regard car un franc sourire a illuminé son visage. Dans la rame régnait une sorte de paix et même de joie.

Quand le moment est venu de faire la quête, comme souvent en pareille occasion, la manne fut plutôt rare. La qualité ne fait pas bon ménage avec le métro. Elle étonne. On pourrait dire d’une certaine façon qu’elle inquiète, comme une déchéance qui pourrait atteindre chacun d’entre nous. Le geste de déposer une pièce dans une main tendue a souvent quelque chose d’humiliant pour celui qui reçoit.

Mais la jeune femme a extrait son porte-monnaie de son sac en bandoulière. J’entendis, puis je vis l’homme remonter le wagon, une petite cinquantaine d’années, pas très grand, mais charpenté, cheveux noirs et rares. Ses yeux vifs se posaient sur les voyageurs avec la certitude d’avoir participé à nos existences.

La jeune femme versa son obole dans la sébile comme elle-même reçoit son cachet de musicienne, comme le spectateur paye sa place, avec une simplicité n’ayant d’égal que le sourire du gitan posé sur elle et sa contrebasse, effaçant la distance entre la musique classique et la musique de rue.

Lorsque la porte s’est ouverte, il s’est immobilisé une seconde avant de sortir, il s’est retourné et a lancé dans un français hésitant :

– Merci pour bonheur aujourd’hui !