Trois jours de soleil dans un ciel sans nuage ! Ce n’était pas arrivé depuis si longtemps !

Nous en avons profité pour aller à pied quai de Gesvres faire renouveler nos passeports. Nous avons franchi les doubles portes du bureau de la préfecture de police sous les yeux d’une armée de policiers en civil et en uniforme. Pendant que Gilles enregistrait notre passage à l’accueil, je suis entrée dans une boite Photomaton.

La mise en route de l’appareil déclencha une série de recommandations : « Dégagez vos oreilles, retirez vos lunettes, ne souriez pas… visage dans l’ovale de l’écran… »  Il me fallut tourniquer plusieurs fois le tabouret avant de parvenir à l’étape ultime : « Ne bougez plus, ne cillez pas ». Le flash se fit attendre et je me suis crispée. « Si cette photo vous convient, appuyez sur le bouton vert, sinon recommencez ». Horrible ! J’ai repris la pose. Pas mieux ! « Plus qu’un essai. » L’appareil n’y était pour rien, les années ne vous arrangent pas et les passeports sont là pour vous le rappeler.

La photo tombée dans le réceptacle dépassa mes craintes : regard vide, valises sous les yeux, rides autour de la bouche.  Indifférent à mes états d’âme, le fonctionnaire niché dans une alvéole numérotée la découpa avec d’ingénieux ciseaux à quatre lames et la déposa dans un casier en compagnie de renseignements dument vérifiés et signés. Il eut quelques difficultés à numériser mes empreintes. J’avais beau les frotter sur ma veste, elles ne voulaient pas se laisser enregistrer, ce qui me remplit d’une vague fierté.

L’épreuve terminée, nous avons franchi le sas de sortie, plus sécurisé encore et nous nous sommes retrouvés sur le trottoir ensoleillé du quai de Gesvres.

Plutôt que de revenir directement par les Halles, nous avons cédé au plaisir de flâner le long de la Seine, attirés par le bleuté des tours de la Conciergerie, par la lumière qui éclairait le Pont au Change et teintait le Pont Neuf de délicatesse. Oublié le monde numérisé, biométrique, le déclic des portes sécurisées, nous nous sommes penchés sur le fleuve…

Retrouvailles qui me touchent toujours aussi profondément. Sa vitalité est mienne, son flux, celui de mes artères. Sa souplesse caresse mes pupilles, ses colères portent mes révoltes. Ce jour-là, en légère décrue, son flot brodait d’écume les piles du pont. D’un bleu vert mystérieux et opalescent, elle courait légère et silencieuse dans le vacarme de Paris.

Je m’étonne souvent de la voir indifférente au temps qui passe, comme oublieuse des horreurs dont elle fut témoin dans la prison du Châtelet aujourd’hui disparu, derrière les murs de la Conciergerie. Elle a charrié tant de cadavres que j’ai parfois mauvaise conscience à en apprécier la douceur d’aujourd’hui. Mais je me plais à penser que de tout temps, elle offrit à Paris avec la liberté de son flot, cette succession de joies et de peines qui tisse la vie. Il y eut toujours des amoureux penchés sur son eau, des chalands et des péniches approvisionnant la ville, des matins de vent léger et des soirées dorées par le soleil couchant.

Ce matin-là, après des mois de grisaille et de pluie, elle recouvrait les quais devant le Louvre, prenait ses aises au soleil, se glissant sans impatience excessive sous le Pont Neuf et la Passerelle des Arts. Elle coulait vers la mer, comme d’habitude, comme tous les jours, et nous avions le sentiment de renouer avec sa beauté.

Il fallut pourtant s’en détacher et nous avons longé la colonnade du Louvre. Après avoir traversé la rue de Rivoli, nous sommes rentrés déjeuner.

Je devais ensuite aller aux Gobelins. Plutôt que de m’enfermer dans le métro,  je suis montée dans le 67, qui reprenait le trajet parcouru quelques heures auparavant. Une légère brume voilait maintenant le soleil, mais j’étais heureuse de voir défiler les bouquinistes dans l’étrange microcosme que représente l’intérieur d’un autobus. À cette heure de la journée, des personnes d’un certain âge s’installent confortablement pour parcourir la ligne entière, une façon comme une autre de passer l’après-midi. Elles lancent parfois quelques mots à leurs voisins, histoire de ne pas perdre l’usage de la parole dans des vies souvent désertées par les ravages du temps.

Après avoir traversé la rue de Rivoli, nous sommes rentrés déjeuner.

Je devais ensuite aller aux Gobelins. Plutôt que de m’enfermer dans le métro,  je suis montée dans le 67, qui reprenait le trajet parcouru quelques heures auparavant. Une légère brume voilait maintenant le soleil, mais j’étais heureuse de voir défiler les bouquinistes dans l’étrange microcosme que représente l’intérieur d’un autobus. À cette heure de la journée, des personnes d’un certain âge s’installent confortablement pour parcourir la ligne entière, une façon comme une autre de passer l’après-midi. Elles lancent parfois quelques mots à leurs voisins, histoire de ne pas perdre l’usage de la parole dans des vies souvent désertées par les ravages du temps.

Je remarquais une très vieille dame qui semblait sortir de chez le coiffeur, maquillée, poudrée, un rouge éclatant débordant de lèvres ratatinées, vêtue d’un somptueux manteau de vison. Je m’étonnais vaguement au vu des diamants qui brillaient à ses doigts qu’elle se soit ainsi parée pour le trajet du 67. Mais, après tout, les habitués de ces après-midis déambulatoires ont coutume de mettre leurs habits « du dimanche », comme on disait autrefois.

Elle descendit devant la préfecture de police à l’entrée du Pont au Change. S’était-elle préparée pour la photo du passeport ? Se rendait-elle au Palais de Justice ? On dit que les procès ont leurs habitués comme les autobus de l’après-midi. Justiciable, elle eut été plus nerveuse. Le mystère des vies que je croise participe à la mienne avec une fugacité dont j’apprécie la liberté.

Mon attention fut détournée par la bruyante irruption d’une bande de femmes âgées de quarante à cinquante ans. La première se dirigeait d’un pas décidé vers les sièges, lorsqu’elle s’immobilisa soudain, visage illuminé et cria à la cantonade :

— Vous êtes là !

— Ça alors  !

Il s’agissait d’un mini rassemblement précurseur d’une de ces innombrables manifestations qui se succèdent toute l’année dans Paris. Uniquement des femmes, solides, le verbe haut. Fonctionnaires de police, probablement de celles qui glissent des contraventions sur les parebrise. Elles s’exclamaient, se congratulaient et s’entassèrent en riant au fond de l’autobus.

Je les oubliais en traversant l’Ile Saint Louis puis en franchissant le Pont de la Tournelle, irrésistiblement attirée par le chevet de Notre-Dame, ce joyau d’élégance, nef soutenue par l’envol de ses arches. À chaque fois, j’essaie de me replacer dans le contexte du Moyen-Age, je pense aux dizaines d’années qui furent nécessaires pour pierre à pierre, avec une obstination impensable aujourd’hui, monter des murs et des colonnes, des tours, des voûtes, pour la parachever dans l’apothéose de cette flèche, qui s’élance dans le ciel comme un encouragement à espérer.

À l’arrêt après le célèbre restaurant de la Tour d’Argent, un autre groupe de femmes monta dans l’autobus, plus âgées, cheveux gris, blancs ou teints, manteaux ou anoraks d’un chic classique, allure assurée. Il me fallut un certain temps avant de comprendre qu’elles venaient des Bernardins, une abbaye rénovée appartenant au diocèse de Paris, siège de conférences, d’expositions et de concerts variés, haut lieu de spiritualité catholique sous d’élégantes voûtes cisterciennes. L’une d’elles parlait avec autorité, les autres l’écoutaient. Elle semblait évoquer un point de théologie.

À l’arrêt de la Mosquée de Paris, quelques femmes voilées montèrent à leur tour. Un peu lasses, comme si elles sortaient du hammam. Un homme moustachu en djellaba et calotte brodée les suivit. Les tempes blanches ou grisonnantes, le regard méditatif, il venait probablement de la prière.

J’approchais de ma station et je me précipitais sur la commande d’arrêt. À peine le temps de descendre et l’autobus passant devant la statue de Jeanne d’Arc disparut sur la droite du boulevard.

Immobilisée sur une contre-allée,  je cherchais des yeux le nom des rues quand, j’entendis des voix :

— Madame !

Sur le trottoir, deux amies, dont l’une était voilée crièrent en même temps :

— Madame, attention !

Une voiture était arrêtée juste derrière moi. Sa conductrice me regardait en souriant. Elle me fit signe de passer. Je ne me fis pas prier.

Je remerciais les deux amies d’un geste et parvins sans encombre chez le marchand d’articles de gravure. Une  jeune asiatique souriante trouva dans l’arrière-boutique le plateau de presse que j’avais commandé plusieurs semaines auparavant :

– Je me demandais si vous alliez venir le chercher…

En sortant, je me suis dirigée vers Jussieu où je me suis engouffrée dans le métro, ravie de ma petite balade. Décidément, j’aime Paris.