De nouveau huit jours à Tougin, cette fois par un temps agréable, et même quasi caniculaire lors du dîner républicain dans le parc des Granges à Genève autour du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau.

Déjà dans l’après-midi nous avions rejoint le cortège qui terminait sur l’île du même nom son périple à travers la ville. La chaleur était écrasante. Nous l’avions attendu au bord du Rhône, à l’abri d’une tente de bistro, devant une glace et une grande carafe d’eau. Précédés par des battements de tambour, nous avons vu surgir sur le pont quelques belles dames en robes à paniers, des hommes en redingote transpirant sous leurs perruques, des enfants qui virevoltaient en culottes d’époque, encadrés par la garde tambourinant à tout rompre y compris mes tympans fragiles.

Nous avons aperçu notre ami JMH, spécialiste de Victor Hugo, lequel par passion et conscience professionnelle s’était fait un point d’honneur de suivre le cortège depuis le matin. Il avait été convenu la veille que nous nous retrouverions devant la Cathédrale Saint-Pierre avant le dîner. Les circonstances nous évitaient donc de grimper vers la vieille ville dans la canicule et c’est avec plaisir que nous l’avons rejoint sur l’îlot un peu rafraîchi par la bise du lac.

Il nous fit part de son étonnement. Il s’était attendu à une cité en émoi, parkings complets, circulation bloquée. Il avait même préféré venir en train. Et voici que le cortège se résumait à une petite centaine de personnes, interrompant quelques minutes le flot habituel des voitures. Son étonnement m’étonna. Comment avait-il pu penser qu’un écrivain du XVIIIe siècle, quelque soit son génie et son importance dans le déclenchement de la Révolution Française et dans l’élaboration de la Constitution Américaine, pouvait retenir l’attention d’une population avant tout préoccupée de finance, arrêter des touristes venus pour la plupart d’Asie et du proche Orient admirer le jet d’eau et acheter des montres de luxe ?

La question me tarabuste depuis longtemps. Pourquoi écrire sur le Mamco, se pencher sur le sort des mendiants du métro parisien, sur un écrivain du XVIIIe siècle aujourd’hui illisible par la plupart, alors que Disneyland et ses héros, canards et chiens rondouillards, attirent des millions de personnes sur tous les continents, que les fêtes de Genève avec ses manèges énormes et innombrables, ses confettis, ses marteaux à ressort, son bruit assourdissant s’étendent chaque année davantage sur les rives du lac ? Pour ma part, la réponse est très simple, le brouhaha, les sonorisations excessives m’insupportent, la foule et son instinct grégaire me semblent dangereux.

C’est dans cet état d’esprit qu’en compagnie de Gilles et de JMH, j’ai rejoint sur l’île Jean-Jacques Rousseau la poignée de pèlerins qui s’apprêtait à écouter les discours des édiles de la Ville de Genève en ce jour du tricentenaire de sa naissance.

Le contraste entre la qualité des intervenants et la rareté du public ne semblait troubler personne. Le Maire de Genève, le responsable de la Culture de la ville, un ambassadeur de France attaché à l’ONU y allèrent de leur commentaire sur l’œuvre et la personnalité de l’écrivain, son implication dans l’avènement du monde moderne et la politique contemporaine, debout micro à la main sous la statue de Jean-Jacques Rousseau assis pensif, la plume en l’air, le cahier sur les cuisses.

Cette statue en bronze érigée en 1834 fut longtemps tournée vers le lac. Des travaux récents la replacèrent dans sa position d’origine, en direction de la Ville. « La vue sur le pont du Mont Blanc et ses embouteillages ayant perdu toute poésie. » nous expliqua le responsable de la culture lequel reprenait tout à l’émotion du tricentenaire :

— Trois-cents-t-ans…

Rectifiant avec le sourire, sous la pression de ses auditeurs :

— Trois cents-z-ans.

Puis reprenant par trois fois et même davantage

— Trois-cents-t-ans.

Jean-Jacques Rousseau, indisposé par l’arrogance des gens qui prétendent savoir, aurait probablement apprécié cette touchante erreur peut-être révélatrice d’une culture en pleine mutation. Mais j’entendais le ricanement de son meilleur ennemi, Voltaire, tapi dans sa résidence de Ferney à quelques kilomètres de là.

La statue de Pradier ne possède certes pas la vivacité de celle de Voltaire par Houdon, mais dans l’ombre du bosquet de l’île, elle évoque la rêverie solitaire propre à Jean-Jacques Rousseau, à la condition toutefois d’oublier la circulation sur les ponts.

Après les discours et quelques lectures de textes, on se régala au bord du Rhône de petits pains fourrés, de gâteaux simples et goûteux, arrosés de ce vin du canton de Genève frais et naturel, dont la qualité s’améliore d’année en année. JMH avait été camarade d’école de l’ambassadeur, lequel se préparait à une entrevue avec les Russes pour sortir la Syrie de l’effroyable guerre civile qui la ravage. Dans son discours il y avait fait allusion, évoquant la nécessité des utopies pour faire progresser la paix.

Nous avons quitté l’île pour nous diriger vers le parc des Granges et son banquet républicain. Nous avons longé le quai des Bergues au milieu des touristes et des Genevois qui prenaient l’air. Le lac miroitait en vaguelettes de beau temps.

La fraîcheur des arbres fut la bienvenue, arbres magnifiques, pour certains plantés au XVIIIe siècle du temps de Rousseau. La beauté des parcs de Genève contraste avec la végétation maigrichonne des espaces verts côté français. Il semble que ce soit une conséquence de la différence du niveau de vie de part et d’autre de la frontière durant des siècles. Plaisir des yeux d’un côté, bois de chauffage de l’autre.

En haut de la pente, des tentes blanches s’agitaient comme des ailes dans la brise. Sur une vaste clairière, des tables et des bancs attendaient les convives, disposés en rond, couverts mis d’un seul côté et dirigés vers un podium central muni des micros. On nous avait donné la liste des intervenants.

Nous avons quitté l’île pour nous diriger vers le parc des Granges et son banquet républicain. Nous avons longé le quai des Bergues au milieu des touristes et des Genevois qui prenaient l’air. Le lac miroitait en vaguelettes de beau temps.

La fraîcheur des arbres fut la bienvenue, arbres magnifiques, pour certains plantés au XVIIIe siècle du temps de Rousseau. La beauté des parcs de Genève contraste avec la végétation maigrichonne des espaces verts côté français. Il semble que ce soit une conséquence de la différence du niveau de vie de part et d’autre de la frontière durant des siècles. Plaisir des yeux d’un côté, bois de chauffage de l’autre.

En haut de la pente, des tentes blanches s’agitaient comme des ailes dans la brise. Sur une vaste clairière, des tables et des bancs attendaient les convives, disposés en rond, couverts mis d’un seul côté et dirigés vers un podium central muni des micros. On nous avait donné la liste des intervenants.

Car il s’agissait d’un dîner républicain, usage datant de la Monarchie de Juillet en France, destiné à contourner l’interdiction de réunion sur la voie publique. À l’époque, ces repas servaient de tribunes politiques et furent déterminants dans l’avènement de la révolution de 48. Le clin d’œil contestataire se trouvait tempéré par la situation exceptionnelle au-dessus du lac Léman, par la pelouse admirable, la vaste tente futuriste en bambou et voile de coton, prévue pour nous protéger de la pluie en cas de besoin, et dont l’ombre en cette fin d’après-midi appelait les convives.

Le dîner fut servi par les élèves d’une école hôtelière. La Suisse abonde dans ce genre d’enseignement comme dans bien d’autres. Les associations bénéficient de leur formation en milieu réel. Et c’est ainsi que nous nous sommes assis devant des assiettes en porcelaine, des verres à pied, des couverts précieux disposés sur des nappes blanches avec serviettes assorties, et servis comme des princes par des jeunes gens empressés. Dès l’entrée, mousses et pâtés divers, après une rapide présentation des futurs orateurs par l’organisateur, un journaliste bien connu à Genève, plusieurs lectures de Jean-Jacques Rousseau donnèrent le ton de la soirée. Il écrivait fichtrement bien, le bougre ! Il me fait penser à ces vins qui passent comme une lettre à la poste, et dont les effets peuvent être importants et même ravageurs.

La lecture des grands auteurs n’est pas un exercice facile. Et certains comédiens s’y emploient mieux que d’autres. Une femme s’empiégea dans son texte, un autre détailla les propos successifs avec une jouissance communicative. Des extraits furent lancés vers les convives comme des bouteilles à la mer. D’autres lectures furent entrecoupées de divers exposés historiques, géographiques, philosophiques parfois un peu longuets. Nous étions bien, là, entre amis, dans la journée finissante, à partager sans risque l’audace des propos de Rousseau avec la satisfaction de pouvoir critiquer son inconséquence, ses tricheries, son incapacité à assumer le quotidien, mais profondément impressionnés par la prescience qui l’amena à exprimer les désirs qui secouaient la société de son époque, sa volonté de libérer le peuple du joug des oppressions.   On ne pouvait s’empêcher de trouver des points communs avec la nôtre.

Le dîner tirait à sa fin et les prises de paroles s’éternisaient. Nous attendions avec une certaine impatience l’exposé de l’amie d’Henriette, Françoise Gardiol, professeur de sociologie à Lausanne et conseillère municipale de Carouges, au sujet de l’influence de Rousseau sur l’urbanisme. Elle n’eut que le temps de résumer ses propos et d’évoquer la cité idéale d’Arc et Senans, le meneur de jeu fut contraint de lui retirer le micro des mains.

L’invité d’honneur, philosophe, ancien ministre de l’Éducation en France, bel homme et beau parleur, habitué des discours publics avait eu davantage de temps de parole. Son talent d’orateur détendit à plusieurs reprises une atmosphère parfois un peu docte par des réflexions savoureuses sur les contradictions du grand homme. Mais il traînait autour de ce personnage politique habile à se faire valoir un parfum d’opportunisme. Lorsqu’une tirade d’un comédien au verbe puissant s’en prit aux beaux parleurs, aux courtisans, elle fit mouche. Ce fut comme si Jean-Jacques Rousseau se trouvait avec nous, public désormais clairsemé. Le philosophe, bon joueur par nature ou par force, applaudit discrètement.

JMH était parti plus tôt. Après avoir hésité à le déposer à la gare, nous avions décidé de rester et de raccompagner Henriette chez elle, après l’exposé de son amie. La gare étant fort éloignée du parc des Granges, il n’était pas du tout certain qu’il ait été en mesure d’attraper le dernier train. Et je ne cessais sourdement de m’inquiéter de son sort. Il était convenu que s’il le ratait il nous retrouverait au parc, mais nous sommes partis bien avant qu’il en ait eu la possibilité.

Dans la voiture, pendant que nous discutions de la soirée, j’essayais de le joindre avec mon portable, sans succès. Puis, je l’oubliais.

De retour à Paris, devant un café au soleil de la Motte-Picquet, comme je lui évoquais son départ précipité :

— Je regrette de ne pas avoir assisté aux spectacles. Les fiches horaires suisses sont difficiles à lire. Il existe en fait des trains jusqu’à une heure avancée de la nuit. Mon portable ne captant pas à l’étranger, j’ai vu ton appel arrivé en France, mais il était trop tard pour que je te rappelle.

— Et si tu avais été contraint de retourner et que tu ne nous avais pas retrouvés ?

Avec un sourire radieux, il me répondit :

— J’aurai dormi dans le parc ; cela aurait été merveilleux !

Voilà qui était bien dans l’esprit de Jean-Jacques !