Tougin, Albertville, Grenoble, Paris

Just before getting on a big bubble. Don't worry they won't pop.

Un jour de retard pour cette chronique. Nous étions sur l’autoroute de Chambéry, dans le car du Pays de Gex, ou dans l’autobus au retour à Paris.

Partis mercredi, nous avons débroussaillé le jardin, arraché les pissenlits, soigné les rosiers. Deux jours n’étaient pas de trop. Notre jardin pourtant pas bien grand commence à nous échapper… On a mis du textile sous les graviers, mais les pousses trouvent toujours quelque humus transporté par le vent pour s’installer comme si de rien n’était.

Nous avons eu la chance de voir fleurir l’arbre de Judée et le lilas blanc, somptueux cette année. Mais le pied de pivoines qui dépassait les 60 années d’existence est mort, bien mort. Je ne l’ai pas suffisamment désherbé au printemps, arrosé cet été. Le changement climatique ne gêne pas le moins du monde les mauvaises herbes, il en vient de nouvelles. Il n’a pas survécu à la dernière sécheresse.

Nous avons passé le week-end à Grenoble. À l’aller, nous nous sommes arrêtés à Albertville pour dire bonjour à Jean-Claude, dont je vous parle régulièrement. Nous pensions l’inviter au restaurant et il avait espéré quitter son Ehpad pour quelques heures. Mais il était trop fatigué pour nous suivre. Après avoir déjeuné en ville, nous sommes retournés un petit moment chez lui. Il a dit qu’il en avait assez et qu’il aimerait que ça finisse, puis il a tout de suite ajouté que le moment n’était pas encore venu. Il a tout de même retrouvé un peu de tonus et nous a demandé de revenir le voir. Il nous a offert ses souvenirs de missionnaire à Madagascar mis en page par nos nièces Astrid et Sybil.

Chez Ève, les enfants passent tous des examens importants cette année. J’ai l’impression que c’était hier quand on les emmenait au parc du dinosaure. Nous avons passé une bonne soirée familiale avec des neveux de Grenoble. Jeunes retraités, ils profitent de leur liberté pour faire des randonnées en montagne ou à vélo. J-M, lui, prépare une retraite anticipée, fatigué par une vie de cadre, des prises de décisions épuisantes, des voyages et nuits d’hôtel incessantes.

Dimanche, nous sommes montés à la Bastille. Un fort militaire au-dessus de l’Isère. Une promenade classique pour tout Grenoblois qui se respecte. Il n’y a pas si longtemps, nous montions à pied. La pente est raide, jalonnée de panneaux d’avertissements aux cardiaques et de défibrillateurs. Noé y grimpe presque tous les jours. Nous, nous avons pris « les Bulles », un téléphérique à cinq cabines conjointes qui passe au-dessus de la rivière. Il faisait très beau, même très chaud. Nous étions passés de 13 à 26 degrés en un jour.

Nous avons attendu une demi-heure environ dans la queue. Beaucoup de maghrébins. Grenoble est une terre d’immigration. Juste à côté de moi, deux jeunes femmes, deux amies, attiraient l’attention. Toutes les deux très grandes, un mètre quatre-vingt ou plus. L’une plutôt opulente portait un short mini-mini et un petit haut court et sans manche. Je me trouvais ainsi à une trentaine de centimètres de son nombril agrémenté d’un piercing argenté, de son ventre et de ses bras tatoués de créatures fantastiques et de fleurs étranges. La jeune femme était d’évidence d’origine magrébine ou orientale. Son amie, pantalon flou à taille basse et mini soutien-gorge, tout aussi maquillée, avait un petit air asiatique. Elles ne se parlaient pas.

Derrière elles, se tenait un couple en retrait dans la file d’attente. La jeune femme était couverte de la tête aux pieds d’un tchador ne laissant apercevoir de son corps que les sourcils, les yeux et la bouche. Elle paraissait très jeune, moins de vingt ans, encore de l’acné sur ses joues blanches. Pas maquillée. Elle m’a lancé un regard un peu éperdu. J’ai regardé son compagnon. Très jeune, bouclé, souriant, on l’aurait bien vu dans un groupe de musique pop. Il semblait gêné. Par les femmes devant lui ? Par le contraste qu’ils proposaient ? Par la tenue de sa compagne ? Impossible à deviner.

Les bulles à huit places arrivaient en convoi. Nous étions cinq. Nous avons partagé la cabine avec trois autres personnes hélées dans la file. Une fois partis, nous avons constaté que les filles dénudées étaient restées seules dans leur cabine à huit. Le couple suivant, ni personne n’avaient voulu se joindre à elles malgré l’attente.

Marius a protesté :

— Elles avaient tout autant le droit de monter dans la cabine que les autres.

J’ai dit :

— Elles sont un peu encombrantes. Et elles ont retardé le départ de six personnes.

Il a répondu, en défenseur des libertés :

— C’était le choix des suivants !

Une fois en haut, nous avons contemplé la ville dans le soleil, trouvé le lycée Champollion, cherché le chien-assis de la chambre de Noé et vu le Mont Blanc, différent du prisme que nous connaissons depuis Tougin.

Art Paris, Marathon de Paris.

Le parcours du marathon de Paris 2024 étudié km par km - Trail & Running

Vous ai-je dit qu’avant sa maladie Hubert a participé trois fois au marathon de New York ?

— Tu as couru sur le pont de Carigliano ? lui ai-je demandé, la semaine dernière.

Je l’avais vu opiner de la tête, songeur, encore émerveillé.

J’entends l’hélicoptère de la police tourner au-dessus de nos têtes.

C’est aujourd’hui le Marathon de Paris. 56 000 participants venus du monde entier. Une foule multicolore qui passe non loin de chez nous, à l’aller, rue de Rivoli, au retour sur les quais de la Seine. Cette année, la crue du fleuve a légèrement changé son parcours, il fait un détour par l’Opéra.

Nous sommes allés plusieurs années sur le Pont Neuf voir son flot longer celui de la Seine. Spectacle étrange ! Des milliers de personnes tricotent des jambes, les premiers avec une aisance stupéfiante, les suivants avec une remarquable patience, certains avec un surprenant acharnement, les derniers, transpirants, les traits tirés, en manque d’oxygène. Leur énergie me laisse perplexe. Cependant, connaissant plusieurs marathoniens et marathoniennes, j’ai fini par comprendre que courir vaut mieux pour eux que de se laisser ronger par des vitalités de beaucoup supérieures à la moyenne. Et j’ai constaté que les conjoints sont toujours favorables à cet exercice.

En sortant du café où nous nous retrouvions chaque dimanche avec Antoine, j’ai vu à plusieurs occasions Pierre traverser le marathon rue de Rivoli, afin de rentrer chez lui. Paisiblement, lentement, mais sans hésitation, il profite d’une légère éclaircie pour s’y introduire comme dans de l’eau. Un peu voûté, provisions de la semaine au bout des bras, son bonnet chinois vissé sur une chevelure blanche et frisée, la barbe au vent, les yeux attentifs, un vague sourire aux lèvres, il disparaît dans le flot des coureurs. Et lorsque dans un éclair, je peux l’apercevoir sur le trottoir d’en face, il lève un coude d’adieu et continue avec son pas d’habitué du quartier, un des plus prestigieux du monde, auquel il est attaché depuis ­60 ans comme un paysan à son village.

Comment ne pas penser aux Jeux olympiques qui vont démarrer dans trois mois ? La cérémonie d’ouverture aura lieu sur la Seine, une déambulation des athlètes sur des bateaux. Des gradins vont être aménagés sur les quais. Paris sera pris d’assaut par des millions de spectateurs. La préfecture de police est déjà sur les dents. Il y a de quoi, le risque d’attentats est aujourd’hui maximum.

Beaucoup d’épreuves auront lieu dans la ville et les environs. Nous en voyons les effets dans les travaux qui perturbent le métro, les autobus, le quartier de mon atelier à côté de la Tour Eiffel et du Champ-de-Mars.

Nous avons reçu des sollicitations de la gérance de l’immeuble pour louer notre appartement. Nous ne sommes pas les seuls à avoir l’intention de quitter Paris à ce moment-là.

Un fond de culpabilité me reproche de mégoter sur une fête populaire dont je devrais me réjouir. On me dit qu’il y va de la réputation de la France, que nous serons le centre du monde pendant quelques semaines. Mais, je dois avouer que je préfère m’éloigner de cette royauté-là. Claustrophobe depuis toujours, je crains la foule. Me sentir enserrée sans échappatoires dans quelque lieu que ce soit m’angoisse. Nous serons aussi bien à Tougin et nous verrons les compétitions à la télévision.

La semaine sainte. Les Dionysies (suite)

Basilique Notre Dame des Victoires (Paris) - Tripadvisor

Pâques. Cette année, le 31 mars. Impression bizarre, comme une sorte de précipitation, comme si nous n’étions pas tout à fait prêts pour le printemps. Il a tellement plu depuis un mois ! On en a presque oublié le soleil. Et ce matin de Pâques, changement d’heure.

Il est midi. À deux immeubles de l’appartement, côté cour, des rodeurs de toitures se sont installés sur la terrasse arborée réaménagée durant l’hiver. Depuis ce matin, ils dansent au soleil au-dessus de Paris entre deux nuages. Ils semblent éméchés. Une soirée prolongée ? Peut-être, mais depuis que nous avons garni les fenêtres de doubles vitrages, nous n’entendons plus les cris et les musiques provenant de la cour durant la nuit. Ils en furent chassés vers15 heures par un déluge accompagné d’éclairs et de tonnerre.

Oui, Pâques ! Dimanche dernier, je suis allée à Saint-Eustache avec l’intention d’y retrouver Pierre. Il n’y était pas, j’avais oublié qu’ils étaient partis rejoindre leur fille à Montpellier. Mais à l’occasion des Rameaux, j’ai écouté l’évangile de la Passion. Lu par le prêtre avec ferveur et simplicité, le récit ancestral montait le long des piliers, s’envolait vers les hautes voûtes de l’église, les plus hautes de Paris. Les fidèles étaient plus nombreux que d’habitude, plus d’hommes surtout. Ils tenaient dans leurs mains des branches de buis achetées à l’entrée. Assis sur le banc à ma droite, un homme brun assez corpulent, mal rasé, une montagne de sacs à ses côtés, montrait un visage réjoui qui contrastait avec les horreurs du récit, du jugement de Pilate et de la crucifixion. Avec un sourire, il me salua d’un mot que je n’ai pas compris. Je lui ai rendu son salut en indiquant qu’il valait mieux ne pas parler. Un clochard ? Plutôt un étranger.

À la quête, il déposa un billet dans la sébile et se tourna vers moi pour montrer sa coopération. En effet, les bagages ornés d’étiquettes d’aéroport, bien que mal ficelés, étaient de bonne facture.

De ce fait, j’ai retrouvé durant les jours qui suivirent cette impression oubliée de semaine sainte, lourde de symboles, celle qui passe de la liesse des Rameaux au repas des disciples, à la mort du Christ et à sa résurrection.

Elle a correspondu au festival des Dionysies auquel Gilles participait. Il jouait Tirésias dans Les Bacchantes.

Hubert venu de Rouen jouait le roi de Thèbes. Il a dormi chez nous et nous avons passé de bons moments à rire, à évoquer la troupe de Démodocos, leurs aventures théâtrales.

Grand, mince, yeux bleus clairs, cheveux argentés et bouclés, optimiste, Hubert a toujours vécu avec intensité. Atteint vers 50 ans d’une maladie auto-immune invalidante, il a démarré, puis obtenu deux licences, une de philosophie, une autre de lettres modernes, avant de se joindre à la troupe de Démodocos.

Le lendemain, il nous a invités à déjeuner dans un restaurant de la place des Petits Pères. Les fidèles de l’église Notre-Dame des Victoires sortaient de l’office du Vendredi Saint. Comme je lui avais expliqué que c’était une basilique, une église votive, il a dit à la fin du repas :

— Et si on y entrait ?

Nous nous sommes glissés dans la pénombre. On distinguait à peine les ex-voto, les plaques de marbres sur les murs, les milliers de remerciements à la Vierge Marie. Il régnait dans la grande nef une atmosphère de fin du monde. En signe de deuil les cloches ne sonnaient plus et les milliers de cierges qui éclairaient d’habitude la basilique d’une lumière mouvante étaient éteints.

Nous avons longé la nef par le bas-côté. Des ombres étaient assises sur les bancs de bois, d’autres agenouillées. Le silence régnait. Une ferveur primitive émanait des ex-voto, de ces gens à peine aperçus, de cette absence des bougies.

Je me suis écartée, prise par l’émotion. Gilles de son côté avait préféré s’éclipser. Quand nous nous sommes retrouvés, une question suspendue se lisait sur le visage d’Hubert, accompagnée d’un léger sourire. Un voeu ?

Ce même soir en rentrant de l’atelier, sur le quai du métro de La Motte-Piquet, j’ai entendu un usager alpaguer son voisin :

— C’est Vendredi Saint, le mal existe. Satan existe, c’est ce que dit Jésus.

L’autre, éludant ce satanisme militant et provocateur, s’est contenté de répondre :

— Oui, tout ne va pas bien, il suffit de voir l’état de nos forêts.

Pour ma part, j’ai repensé au sourire d’Hubert.

Julien, Laure et Thomas sont venus déjeuner le lundi de Pâques et Gilles a réussi la cuisson de son gigot…

Luce, les Dionysies

La semaine dernière, je n’ai pas eu le temps de vous parler de Luce…

À 22 ans, après un diplôme sur Huysmans, Luce finit une maîtrise de lettres modernes. Je l’ai connue à Philomuses. Nous démarrions toutes les deux le théâtre. Elle s’essayait à Célimène et je me lançais, comme je pouvais, dans le monologue de Claudel : « Qu’est que le théâtre ? »

Par la suite, le Covid arrêta nos balbutiements. Jeune étudiante, elle fut confinée dans une chambre de bonne durant trois mois, une épreuve pour cet oiseau de liberté. Dès qu’elle le put, elle partit, sac sur le dos et caméra mobile à la main, interviewer les compagnies de théâtre de province sur l’impact de l’épidémie sur leurs créations. Au retour, elle s’essaya dans un cours prestigieux, mais n’y trouvant pas son compte, elle reprit ses études de lettres. Son enthousiasme m’enchante !

Nous nous voyons au gré des circonstances. La semaine dernière, nous nous sommes retrouvées au café des Petits Carreaux dans la rue du même nom. Luce est curieuse de tout. La rencontrer me revigore ! Elle m’offrit avec délicatesse Les Yeux de Mona, le parcours d’un grand-père et de sa petite fille dans les musées de Paris. Quand j’avais son âge, plutôt que d’aller à la cantine de mon école des Métiers d’art, j’avais déambulé jour après jour dans le Louvre, comme dans un jardin sans limites. Son geste fit remonter de puissants souvenirs. J’aime ces concordances…

À l’occasion de l’ouverture du festival des Dionysies, ce fut un autre plaisir d’aller à la Sorbonne écouter Aymeric Münch évoquer sa traduction du Chant de la terre de Virgile. J’ai connu Aymeric à Argenton-sur-Creuse, il y a plus de 10 ans. Il jouait le Messager dans Les Perses d’Eschyle. Il virevoltait, chemise au vent, dans l’immense amphithéâtre romain, annonçant avec force et frénésie les désastres de la guerre perdue par Darius. J’avais aimé l’énergie du jeune helléniste qui s’apprêtait à démarrer une carrière de professeur. Avec Philippe Brunet et sa compagnie Démodocos, il m’ouvrait les portes d’une Grèce antique à laquelle je n’avais pas eu accès durant mes études. Il me rendait familière d’un univers que je pensais réservé aux seuls initiés.

Par la suite, je me souviens de sa traduction des Géorgiques. Il l’avait lu dans le superbe réfectoire des Cordeliers, accompagné au violoncelle par son neveu. Issus d’une famille de musiciens bien connue, ils vibraient à l’unisson. Le bourdonnement des abeilles, le grondement de l’orage et des sabots sur le sol surgissaient de la scansion des vers et de l’archet du violoncelle. Durant mes études, malgré la qualité de notre professeur, qu’on surnommait, avec respect et affection, le Grand Jacques, j’avais tout juste soupçonné à travers nos laborieuses traductions la force de la poésie virgilienne. Elle m’était offerte des décennies plus tard, quand je ne l’espérais plus.

C’est ainsi que j’ai retrouvé Gilles dans l’étonnante salle des Actes de la Sorbonne et que nous avons entendu Aymeric nous raconter la genèse de ses traductions. Passionnant ! Commentant des lectures choisies, il nous faisait part de ses hésitations, de ses choix, de sa volonté de rester dans le rythme de l’hexamètre français. Un bouillonnement qui offrait une vie contemporaine à des textes mille fois traduits et retraduits. Aymeric en profitait pour associer le contenu encyclopédique de Virgile aux préoccupations actuelles, aux méthodes numériques avec une rafraîchissante énergie.

À coté de son épouse, mère attentive, sa petite fille de quatre-cinq ans était restée sagement silencieuse durant la conférence. À la sortie, elle s’est jetée dans les bras de son père et tous deux ont entamé quelques pas de danse. Que lui restera-t-il de cette auguste soirée ?

Quelques jours et toujours dans le cadre du festival des Dionysies, j’ai retrouvé Gilles, mon frère Yves et Luce à Jussieu pour une évocation du désastre dans l’antiquité à travers les textes qui nous sont parvenus.

Chez Hésiode (VIIe siècle av. J.-C), la lente dégradation des humains vers un individualisme destructeur, vers la recherche du pouvoir et la guerre en conséquence. Nous avons pensé aux dictateurs actuels de plus en plus nombreux, élus dans des démocraties qui n’en ont que le nom.

Chez Thucydide (Ve siècle av. J. C), la peste et ses effroyables descriptions. Chez Lucrèce (Ie siècle av. J. C), la même peste, traduite du latin en hexamètre par Guillaume, texte philosophique et poétique extraite du De natura rerum. Naturellement, nous avons pensé au Covid, tout de même moins ravageur, mais peut-être le prélude à bien pire.

Enfin Lucain (Ie siècle ap. J. C), la guerre civile et ses conséquences dévastatrices : destruction et barbarie. Et nous avons pensé au monde actuel, à la guerre en Ukraine, au pilonnage de la bande de Gaza, au danger atomique, à la fragilité de notre monde numérique.

Oui, la barbarie n’est jamais loin. Après la chute de Rome, il fallut de nombreux siècles d’obscurantisme avant la Renaissance et le retour d’un humanisme avec Érasme et Montaigne. Humanisme aujourd’hui remis en cause.

Et je pense au sourire inquiet de Luce, quand elle m’a demandé :

— Martine, vous aviez de bons moments pendant la guerre ?

Rue du Louvre. Le jardin des Halles

Après la guerre de 40, une longue remise en route de l’économie associée à une explosion démographique avait jeté dans la rue des familles entières. L’appel de l’abbé Pierre de 1954 reste dans les mémoires de tous ceux qui l’ont entendu. On vit ensuite surgir dans les banlieues des immeubles pourvus d’un confort jusque là réservé aux plus riches, toilettes particulières, salles de bains. Par la suite, de vastes villes poussèrent sur des terrains agricoles, immeubles et pavillons, au milieu d’espaces verts et d’avenues arborées.

Pour les construire, on fit appel à des Italiens, des Espagnols, puis à des Algériens et des Marocains. Ils vivaient dans des bidonvilles ou dans les logements désertés par les nouveaux propriétaires. Ils vivaient entre eux, on ne les voyait pas beaucoup. Un de mes neveux a fait une thèse sur les bidonvilles. Il semble que la solidarité et la débrouille n’en faisaient pas un lieu de misère. Dans les rues, les familles en déroute avaient laissé la place à la cloche. Si le clochard était presque toujours un homme seul dont on disait « qu’il dormait sous les ponts », on voyait parfois des couples soudés vivre dans des cabanes en bordure de bois ou de terrains agricoles. Je me souviens de Roméo et Juliette à Pontoise. On les voyait déambuler, avinés, poussant un chariot rempli de récupérations. Ils mangeaient à leur faim grâce aux dons. Ils n’avaient pas l’air malheureux. On les a retrouvés gelés dans leur cabane lors du grand froid de 1956.

Durant cette période de plein emploi, c’était pour la plupart des êtres abîmés par la vie ne trouvant pas leur place dans la logique de l’époque. Hirsute, barbu et fort en gueule, d’une certaine façon, le clochard était un symbole de liberté. On en trouve des traces dans la littérature (Becket). « Le clochard céleste »

Il en est tout autrement aujourd’hui. Les frontières se sont ouvertes, les réfugiés économiques, politiques viennent du monde entier dans nos villes chercher une vie meilleure. Ils ne la trouvent pas toujours. Ils débarquent des avions ou arrivent par des parcours clandestins au péril de leur vie, souvent sans papiers et parfois avec femmes et enfants. On les voit, misérables, dans nos rues, sur le chemin du métro, sous des tentes. Aujourd’hui, les regards sur eux sont perplexes. Dans l’incertitude actuelle, la précarité des emplois, des budgets, chacun se projette et s’interroge sur son propre destin.

L’autre jour, je remontais la rue du Louvre. Un homme dormait sur une bouche de chaleur, son gros ventre nu sortait d’un pull crasseux. Un clochard semblable à ceux d’autrefois. Il ronflait, pelotonné sur une couverture douteuse. Comme un prolongement de sa masse de cheveux gris en bataille, un bébé caniche, de même couleur, frisé lui aussi, dormait dans l’arrondi de ses bras. Ils dormaient d’un même sommeil paisible.

Comme je m’étais arrêtée un instant devant le spectacle, j’ai entendu derrière moi :

— Ils sont bien là, tous les deux !

Et le passant, continuant son chemin, s’est retourné vers moi avec un sourire amusé.

Hier, je revenais du centre commercial des Halles. Une épreuve ! Devant l’église Saint-Eustache, un volumineux tas de vêtements gisait au milieu des feuilles mortes, des papiers gras et des mégots de cigarettes. Je râlais une fois de plus contre la gestion de la capitale, quand je finis par distinguer un couple allongé sous les couvertures grisâtres. Il n’en dépassait que des jeans poussiéreux. On pouvait voir la forme associée de leurs têtes sous le tas de couvertures. Un homme et une femme ? Deux hommes ? Deux femmes ?

C’est alors que surgit une main. Elle monta, sembla chercher le ciel, s’infléchit. D’un mouvement tranquille et sûr, elle s’incurva, et caressa l’autre visage qu’on distinguait à peine sous l’amas informe.

J’ai continué ma route. Un rayon de soleil, et les arbres en fleurs se sont éclairés.

Au Petit Flore

Après le « Par cœur » du Palais-Royal, nous nous sommes retrouvés à huit au Petit Flore, rue Croix des Petits Champs. Ce café déniché par Laurence est situé en face du ministère de la Culture, à cent mètres du Musée du Louvre, il présente l’avantage de posséder une salle à peu près vide le soir. La nourriture est bonne, pas chère pour le quartier. On peut se parler sans crier et sans être gênés par les voisins, un privilège à Paris. Le patron, un Chinois, nous accueille avec un grand sourire. Il dit à Laurence :

— À midi nous avons servi vingt-cinq couverts à vos amis. Merci de me les avoir envoyés, mais il y a eu des problèmes.

Laurence ne connaissait pas ces gens. Ennuyée pour lui — elle vient régulièrement avec les Amis de Marcel Proust — elle compatit sans demander d’explications.

La salle au fond est vide, nous nous installons le long de la banquette et nous commandons. Là aussi liberté totale. Simple bière, croque-monsieur, croque-madame, œufs mayonnaises, steak-frite, bœuf bourguignon. Le patron vient vérifier que tout se passe bien. Un large sourire, il insiste auprès de Laurence :

— Au moment de payer, il y en a un qui m’a dit : « Vous nous offrez le café ? » Tu te rends compte !

Il nous prend à témoin :

— Je lui réserve les places, j’arrive plus tôt que d’habitude, je commande de quoi les nourrir pour un second service, je garde les garçons plus longtemps et il me demande de lui offrir un café !

— Ça fait 20 ans que je fais ce métier, ça ne m’était jamais arrivé ! ajouta-t-il, ulcéré.

Il en vient à nous raconter comment il s’est installé, comment il a fait sa clientèle. Venu de Chine avec ses parents, maintenant tout va bien. On devine qu’il a beaucoup travaillé, levé à l’aube, couché vers minuit.

L’un de nous s’arrange pour lui demander s’il paie un tribut à une triade. Il s’étrangle :

— Peut-être d’autres, mais pas moi ! J’ai commencé avec un prêt de banque. Quatre ont refusé, la cinquième a accepté mon dossier. Maintenant elles me courent après, mais je reste avec elle !

Il continue :

— J’ai juste des problèmes pour trouver des serveurs, les Chinois maintenant, ils sont avocats ou médecins et les autres, ils ne veulent pas travailler.

L’homme est petit, maigre. Il repart, manifestement heureux d’avoir pu s’exprimer.

Je déguste un croque-monsieur comme on n’en fait plus, accompagné d’une bière. Le bœuf bourguignon de ma voisine me semble succulent. Et sans plus réfléchir, je m’adresse à Leyla en face de moi :

— Et toi, comment es-tu venue à Paris ?

Leyla, une fidèle du Par cœur, nous récite parfois de courts et puissants poèmes turcs qu’elle traduits ensuite.

Souriante, de petite taille, le visage auréolé de boucles blanches, il émane d’elle une joie de vivre et de la bienveillance.

Elle était journaliste en Turquie. Elle a dû fuir. Aidée par des amis grecs, elle a pu obtenir l’asile en France, après des péripéties que je n’ai pas très bien suivies. C’était avant Erdogan. Au fur et à mesure que Leyla parlait, son visage se faisait de plus en grave, de plus en plus indigné :

— Les Américains sèment la zizanie dans le monde entier. Ils ont soutenu le gouvernement, lorsqu’il nous a arrêtés et massacrés, nous les journalistes qui défendions la liberté de la presse. Dans la salle, le matériel était américain, je l’ai vu.

Ses boucles blanches dansaient autour de sa tête :

— Pas étonnant qu’ils votent pour Trump ! Les démocraties occidentales sont en danger. En leur nom, se perpétuent des exactions qui vont avoir de terribles conséquences.

Elle ajouta, hésitant à continuer :

— Quand ça a été mon tour dans la salle de torture, l’homme a ôté ma montre et l’a posée sur la table en disant :  » Tu vois, comme ça on ne pourra pas écrire que je l’ai volée . »

Et devant ma perplexité :

— Le vol plus répréhensible que la torture !

Autour de David, critique de théâtre, les uns évoquaient les derniers spectacles qu’ils avaient vus. Laurence de son côté parlait à son voisin du livre sur Proust qu’elle venait de publier.

Lozère, Les pâtes vivantes, Jehan-Rictus

Comme le temps passe vite ! Les semaines défilent. S’il ralentissait, je pourrais davantage en profiter. J’entends parfois dire qu’à un certain âge on trouve le temps long, mais qu’alors on voudrait en finir. En attendant, nous avons vécu une semaine agitée.

A Lozère, chez les VDH. Trois couples. Moyenne d’âge : 85 ans. On a essayé d’éviter de parler de nos santés. On évoquait enfants et petits-enfants, mais les conversations revenaient inexorablement sur les prises en charge par les urgences, les médecins, les hôpitaux, comme si c’était désormais notre champ d’aventures et d’observation. Il est vrai qu’il y a beaucoup à en dire, et du lourd, comme on dit aujourd’hui ! Malgré la pluie qui n’a pas cessé de tomber, mon regard était aspiré par le jardin, le mimosa, les pâquerettes, les crocus, les jonquilles qui piquetaient de couleurs vives un gazon très vert cette année. Mon regard fuyait nos visages fatigués, nos dents jaunies, nos cheveux clairsemés. Qu’il est loin le temps de nos trente ans, de nos pique-niques, de nos promenades, de nos baignades, le temps des bébés, des enfants, de nos adolescents ! Nos enfants ont désormais les cheveux blancs. Bernard et Simone ne voient guère leurs arrière-petits-enfants. Autour de nous, les maladies et les deuils s’accumulent. ll paraît que c’est la vie !

Qu’est-ce qui m’a pris ? Peut-être par réaction, j’ai proposé pour notre rencontre avec Philippe, le frère de Gilles, et Catherine son épouse, d’aller dîner aux Pâtes vivantes des Halles. Un restaurant chinois où l’on fabrique les nouilles sur place. Elles sont malaxées, tapées, étirées devant nous et cuites dans la foulée. Il a une très bonne cote dans les guides et nous changeait de nos restaurants habituels. Nous n’y étions pas allés depuis de très nombreuses années. On avait oublié ! Moyenne d’âge, 22-25 ans, salle bondée, vacarme, cris, rires, des portions à vous couper la faim pendant une semaine. Plutôt habitués des cuisines fines et d’une courtoisie un peu compassée, nous étions passés d’un extrême à l’autre. Nous avons avalé nos nouilles et continué la soirée à l’appartement autour d’un reste de cerises à l’eau-de-vie.

Ils nous ont raconté leurs voyages. Ils revenaient d’Afrique du Sud, ils partaient pour la Tunisie et projetaient d’aller sur les traces de la famille de Catherine à l’île de la Réunion. Philippe et Catherine ne sont plus très jeunes, mais ils veulent profiter au maximum d’une santé à peu près satisfaisante. Pour ma part, la seule idée des heures d’avion vers ces destinations lointaines m’arrête. Je me contente des souvenirs de nos voyages anciens. Chaque âge a ses plaisirs.

Dimanche soir, nous avons traversé le quartier des Halles bondé, pour aller voir sur les conseils d’Émilie un spectacle dont nous ignorions tout. Sur l’esplanade du centre Pompidou, un bonhomme, cape et chapeau, jouait du trombone. À chaque souffle des flammes surgissaient de son cornet. Des enfants lui tournaient autour.

La salle était comble. Quelques difficultés à caser les jambes de Gilles, mais Michèle nous avait gardé des places. Spectacle étrange. Seule en scène, une jeune femme a déclamé et illustré des poésies de Johan Rictus sur la misère des ouvriers au début du XXe siècle. Elle fut un enfant pauvre persécuté à l’école, une petite fille protégeant son petit frère de la violence paternelle, un amoureux sur les fortifs, une mère devant le carré des guillotinés. Un mélange d’horreurs et d’innocence, une poésie, une solidarité sur un terreau de misère dans la langue populaire de l’époque, imagée et efficace, joués avec une conviction qui allait droit au cœur.

Pis v’là des z’éclairs, des z’orages
         Et d’la puï’ qui tombe à siaux,
         Rapport à d’gros salauds d’nuages
         Qu’ont pas pitié d’mes godillots

        (La Journée, dans Le Soliloque des pauvres.)

Des octosyllabes rythmés et rimés dont jouait l’actrice avec une souplesse qui humanisait les terribles propos.

Quand, à la fin, nous nous sommes levés, ma voisine de derrière cachait son visage dans ses mains, des larmes accrochées à ses cils. Son jeune compagnon, un peu perdu, ne savait comment la consoler

Nous avons fini la soirée dans le bistrot d’à côté avec Michèle. Conversations autour du théâtre et du travail d’acteur. Un geste maladroit et son verre de vin a éclaboussé le voisinage, dont ma veste et son pull blancs. Le garçon a essayé comme il pouvait de réparer les dégâts. Une soirée épique !

Vivement le printemps !

Le menu des chefs. Chez Nicole

— De la concurrence pour Marc, me lance Gilles en repoussant la porte d’entrée, son sac de course à la main.

— ?

— Oui, le laïoncecleube !

Il continue vers la cuisine. Intriguée, je le suis et le vois extraire deux grands bols en carton recyclé.

— De la soupe ! L’une à l’oseille, l’autre à l’oignon avec des croûtons du Pied de Cochon !

Le Pied de cochon ! Du temps des Halles, on y servait toute la nuit des repas roboratifs. Il était d’usage dans ma jeunesse, d’aller y terminer au petit matin nos soirées dansantes et de commander de la soupe à l’oignon. J’y suis allée une ou deux fois. Émergent du passé des robes froissées, des peaux poisseuses, des cheveux en bataille. Je me souviens surtout des banquettes qui accueillaient nos corps fatigués dans l’odeur et l’agitation bruyante des pavillons Baltard.

Depuis que les Halles ont déménagé à Rungis, la brasserie, toujours renommée, ne sert plus le monde coloré et fort en gueule d’autrefois, mais surtout des touristes un peu fortunés venus des quatre continents. Nous passons souvent devant sa terrasse ; pour une raison inconnue, nous n’y sommes jamais retournés.

— Tu as trouvé ça où ?

— Rue Montorgueil ! Pas le Rotary, le laïonscleube !

Le Lions Club ! Où avais-je la tête ? Société internationale philanthropique à l’image du Rotary Club, dont Marc est un pilier. Leurs membres, souvent influents, ont en général du foin dans leurs bottes et travaillent à des actions humanitaires ou culturelles. Du beau monde !

— Cher ?

— Cinq euros l’une, au profit de la soupe populaire de Saint-Eustache.

— On commence par laquelle ? demande Gilles.

— Par la soupe à l’oignon !

C’est ainsi que pendant que la soupe chauffait, nous avons fait griller les croûtons de pain fournis avec le gruyère. Ils ont brûlé, répandant une odeur de pain grillé dans tout l’appartement et jusque dans l’escalier. Nous les avons remplacés par des tranches de pain. Nos croûtons réussis, on les a laissés s’imbiber sur le gruyère qui fondait à souhait. Et nous avons trempé la cuillère dans le bouillon bouillant…

Une remontée dans le temps qui valait bien la madeleine dans le thé de Proust ! Le Pied de cochon n’avait pas usurpé sa réputation. Un vrai bouillon de viandes variées, parfumé à ravir. J’ai demandé :

— Que font-ils du reste de la bête ?

Aujourd’hui, on ne propose plus guère de viandes en sauce. Gilles n’a pas su me répondre.

Et le soir, nous avons savouré la soupe à l’oseille. Délicieuse aussi ! On ne peut pas dire que notre bonne action fut un sacrifice !

Le lendemain, j’ai lu plus soigneusement le carton qui accompagnait les soupes. Les soupes provenaient des meilleurs restaurants du quartier, plus fines et inventives les unes que les autres. Tout le monde s’y retrouvait : la soupe Saint-Eustache, la publicité des restaurants et les donateurs.

Cependant (sans vouloir cracher dans la soupe) le spectacle de la file d’attente sous la pluie devant le porche de l’église ne nous a pas tout à fait autorisés à nous frotter les mains !

Nous sommes allés dire un petit bonjour à Nicole, la sœur de Gilles. Un verre de champagne n’était pas de trop pour égayer ce dimanche pluvieux. Presque deux mois sans soleil.

Nous avons quitté l’atelier sous une pluie battante, Gilles à pied, moi en métro et nous nous sommes retrouvés vers trois heures devant sa porte.

Nous en sommes repartis quatre heures plus tard. Nous avons parlé de tout et de rien, des générations suivantes. Nous avons évoqué ce passé qu’elles n’ont pas connu et qui disparaît à grande vitesse dans les abîmes du souvenir.

La guerre d’aujourd’hui en Ukraine nous a rappelé celle de notre enfance. Nicole avait dix ans quand, à l’arrivée des Allemands, les femmes de sa famille près de Boulogne sur mer ont entassé les enfants dans les voitures et sont parties vaille que vaille en convoi vers la Normandie. Elle s’en souvient comme d’une fête. Pour ma part, j’étais dans le ventre de ma mère en partance pour la Nièvre.

Nous avons téléphoné à Jean-Claude, qui perd la mémoire immédiate. Nous avons trinqué avec du bruitage, bouchon qui saute et verres qui s’entrechoquent. Deux heures après il téléphonait à son tour, ayant tout oublié, sauf le champagne.

Arnaud, le fils ainé de Nicole, est arrivé avec Anne son épouse. Ils sont déjà grands parents de nombreuses fois. Encore des nouvelles de chacun. Encore un pan de société, de métiers, d’activités variées et souvent passionnantes… Ce fut malgré la pluie une agréable après-midi.

Deux petites scènes de métro

Métro Ligne 4 Unsa RATP - Unsa-Ratp

J’avais quitté l’atelier plus tôt pour aller chez le dentiste. D’habitude je m’y rends à pied, mais fatiguée, en retard, j’avais pris le métro ce jour-là. Une seule station entre La Motte-Picquet et Ségur, un peu longue. Le métro s’arrête.

Une jeune fille me cède sa place, je lui dis :

— Merci, c’est gentil, je suis fatiguée. En plus, je suis en retard.

Elle compatit en hochant la tête.

Au bout d’un moment qui m’a semblé très long, car je sais mon dentiste à cheval sur l’horaire, le silence est rompu par la voix du chef de train :

— Veuillez nous excuser, le courant a été coupé en raison de personnes sur la voie.

C’est assez fréquent et la jeune fille me dit :

— Comment est-ce possible ? C’est terriblement dangereux !

La voix résonne à nouveau :

— Deux jeunes filles ont traversé les voies pour aller sur l’autre quai.

D’habitude, on ne nous donne pas tous ces détails. Misogynie ?  

— J’ai un rendez-vous de dentiste. J’étais en retard, mais maintenant j’ai une bonne excuse.

Elle rit :

— Vous ne pouviez pas en avoir de meilleure !

— Si ! Elles auraient pu mourir !

En connaisseuse, elle conclut :

— Nous serions restés bloqués pendant des heures et vous auriez raté votre rendez-vous.

Finalement, le métro est reparti et mon excuse a permis au dentiste et à son assistance d’épiloguer sur l’inconséquence actuelle.

Le soir même, je suis contrainte par la saturation de la ligne 8 de passer par Odéon (il y a de quoi s’inquièter pour les Jeux olympiques de cet été !)

Ligne 4, automatique. Le métro ne repart pas. Devant moi, une femme décide d’attendre le prochain sur le quai. Les minutes défilent, elle me regarde avec insistance, je suis un peu gênée.

Touriste, la soixantaine, blonde et plantureuse, probablement une américaine ou une nordique, elle bredouille quelque chose avec un sourire :

— …. elle !

Je lui fais signe que je ne comprends pas et je détourne le regard. Elle se tait. Le temps s’éternisant, elle dessine un geste de la main et reprend aussi distinctement que possible en me regardant de la tête aux pieds :

— Vous êtes belle !

Que répondre ? Je lui dis :

— Merci !

Je dois montrer un visage ahuri, car elle ajoute avec un fort accent :

— Moi aussi, belle !

Elle dirige un index vers elle-même.

Elle rit, moi aussi.

La sonnerie retentit, la porte se ferme et le métro s’ébranle vers Saint-Michel.

Robert Badinter, The Voice

The Voice 2024 - Prime du 10 février 2024 - Partie 2 - The Voice | TF1

L’annonce de la mort de Robert Badinter à 95 ans n’a surpris personne, mais elle a fait resurgir un passé un peu oublié.

Pour ma part, je n’avais pas vraiment entendu parler de cet illustre avocat jusqu’à la fin des années 70, jusqu’à sa conférence à l’école polytechnique. Gilles y travaillait et nous habitions à deux pas. Une conférence contre la peine de mort.

Jeune avocat, mon père avait défendu aux assises un homme qui avait brûlé les pieds d’une vieille dame pour lui faire avouer où se trouvait son argent. Je ne me souviens plus s’il l’avait tuée. L’homme avait été condamné à mort et mon père avait dû assister à son exécution. Il en était resté traumatisé et n’avait plus jamais voulu plaider aux assises. Il disait :

— C’était surtout un abruti !

Quand on a commencé à remettre en question la peine de mort, mon père ne s’est pas beaucoup exprimé, mais il lui est arrivé de citer la célèbre phrase du journaliste Alphonse Karr : Que messieurs les assassins commencent ! Une phrase qui m’avait laissée perplexe. Commencer quoi ? Pourquoi ces « messieurs » emphatiques ? Une boutade qu’à la réflexion je trouvais bizarre au regard de l’horreur des crimes et de la guillotine. Pour l’adolescente que j’étais, une absurdité liée à celle de la peine de mort.

C’est donc avec un grand intérêt que, jeune femme, je me suis glissée dans l’amphithéâtre parmi les élèves de l’école polytechnique. J’ai le souvenir d’un homme brillant, convaincu et convaincant. J’en suis sortie avec l’évidence que l’horreur de la peine de mort (un homme coupé en deux, disait Badinter) perpétue la violence du crime.

À l’annonce de son décès, je continue à me poser cette question. La mort ne vaut-elle pas mieux qu’un enfermement à vie ? Il est vrai qu’aujourd’hui et grâce à Badinter en particulier, l’enfermement est rarement définitif.

Cette semaine, la télévision s’est étendue sur la vie de Robert Badinter. Son père était mort au camp de Sobidor. Lui-même, enfant juif emprisonné lors d’une rafle, s’étant débattu, avait échappé à ses geôliers. Sa mère avait trouvé refuge en Savoie sous un faux nom jusqu’à la fin de la guerre. Après des études brillantes, il fit une carrière d’avocat pénaliste à Paris. Nommé garde des Sceaux par François Mitterrand, dès 1981, il fit abolir la peine de mort. Ministre le plus impopulaire de la 5e république, « ministre des assassins », il fut maintes fois menacé de mort, lui et sa famille.

Par la suite, il n’eut de cesse d’humaniser la prison. Aujourd’hui, considéré comme un héros intègre et courageux, on envisage de transporter sa dépouille au Panthéon.

Il y aurait encore beaucoup à raconter à son sujet, tant il fut mêlé à la vie publique et privée de Mitterrand.

J’avais vu en 1981 au musée d’Orsay une exposition intitulée Crime et châtiment dont il était commissaire. Visite évoquée à l’époque dans une chronique avec force détails.

Sans transition, parler de l’émission The Voice est un peu acrobatique. Un télé-crochet banal, commun à de nombreux pays. Chaque juré est assis dans un grand fauteuil rouge, le dos tourné aux chanteurs. Il se retourne quand la prestation lui plaît. Si plusieurs fauteuils se sont retournés, c’est à l’élu de choisir son coach, celui qui le fera travailler pour la suite du concours. À la fin, le vainqueur fait gagner son coach, compétition à deux gagnants. Demi-finale, finale… avec des aventures à chaque étape. Sur 50 000 auditions dans toute la France, une centaine de chanteurs avaient été sélectionnés par la production. C’était la première émission de l’année.

Vianney, Zazie, deux rappeurs faisaient partie du jury de l’année précédente, mais Mika revenait après cinq ans d’absence. Ils l’ont asticoté avec gentillesse. De magnifiques et talentueux chanteurs. Rires, blagues, ils ont cassé les codes avec une vitalité qui m’a enchantée. La plupart des candidats étaient d’une telle qualité qu’on se demandait comment l’un pouvait être choisi plutôt qu’un autre. La production les avait soigneusement triés pour les besoins du déroulement de l’émission.

J’ai aimé la générosité, la spontanéité, les inventions verbales du jury. Un sacré travail de pro ! Comment peut-on conserver autant de liberté devant une salle comble et des millions de téléspectateurs ?  Comment peut-on gigoter, rire, dire des subtilités ou des âneries sans craindre  les réactions d’un public capable de tout avaler comme de tout rejeter. Il est évident qu’ils y prennent un plaisir qu’ils aiment partager, mais il y faut un sang-froid,  une capacité de réaction, une empathie, une confiance qui me stupéfient !