Il y a plus de quarante ans, le lac de Divonne fut creusé sur un espace marécageux en échange de l’exploitation de sa gravière par la société qui construisait l’autoroute Genève-Lausanne. Nous l’avons donc connu à ses débuts.

Comme il a changé ! Ce petit lac de trois kilomètres de pourtour évoquait quelque lac nordique perdu dans les marais. Le champ de courses au sud et le petit hôtel-résidence à l’ouest ajoutaient un charme étrange à sa surface irisée reflétant les humeurs du temps. Il y avait et il y a encore quelque chose de paradisiaque à nager entre les montagnes à l’ouverture matinale de sa petite plage. Une bergeronnette vous salue en trottinant sur le sable, des hirondelles vous frôlent en rase-mottes et des libellules aux ailes chatoyantes forment par paires des cœurs mobiles qui tressaillent au ras de l’eau.

Nous pensions sa beauté inaltérable, berges plantées d’essences diverses comme une couronne protectrice, une petite île interdite aux humains fourmillant d’espèces sauvages, d’oiseaux migrateurs. Combien de fois avons-nous fait le tour de ce petit lac, dans un sens ou dans l’autre, selon que nous préférions l’éloignement des Alpes ou la proximité du Jura ?

La première atteinte fut portée par une ligne de pylônes installée à la frontière suisse, rappelant les contingences d’aujourd’hui et les nécessités d’approvisionnement en électricité du grand anneau du CERN, Centre Européen de Recherche Nucléaire. Ses câbles avaient été enterrés dans des zones plus urbanisées. À l’époque, il était difficile de s’en offenser puisque beaucoup d’entre nous y travaillaient.

Puis une boulimie de parkings vint bitumer de quoi garer plus d’un millier de voitures près du champ de courses, près de l’aire de pique-nique à peu près déserte, près du bois et de son acrobranche. Par une sorte de nécessité, cette frénésie s’amplifia d’année en année. La seule portion intacte du côté de la douane fut investie cet hiver.

Il y a une dizaine d’années, la municipalité construisit un vaste centre culturel sur sa rive nord. L’architecture n’est pas vilaine, même plutôt belle, piliers blancs, bois, verre, et cuivre reflétant les montagnes. On devine que cet emplacement lacustre fut choisi comme un écrin à la créativité de son concepteur, mais ce bâtiment par sa taille réduisit le lac à l’échelle d’une mare à canards.

Notre lac, désormais urbain, n’est plus vraiment ce bijou de nature à l’écart des constructions, qui permettait au regard de se perdre dans la verdure, de glisser sans entrave vers les Alpes et le Mont Blanc, de parcourir les crêtes du Jura sous l’immensité du ciel.

Le but fut atteint. Si l’espace culturel est peu utilisé, le lac devint un centre de loisirs fréquenté. Des lampadaires ont eu raison de la douce obscurité qui accompagnait nos promenades nocturnes, des potences à intervalles réguliers arborent des concours de photographies ou des annonces culturelles. Un parcours Vita incite à se pendre, à étirer jambes et bras, à faire des pompes. Des foules de joggeurs arpentent ses berges d’un pas élastique ou fatigué. Vélos, rollers, trottinettes, vieillards désireux de ne pas se rouiller, poussettes, chiens qui cavalent à côté de leur maître à bicyclette, tous tournent inlassablement autour de sa surface sur laquelle filent des skifs au rythme régulier des rameurs. Et je crains l’installation d’une sonorisation fixée sur les potences, destinée à combler ce silence qui m’enchante, mais qui angoisse le monde moderne.

Nous l’avons déserté au profit de balades dans la montagne où l’on entend chanter les mésanges, les sittelles, les merles et qui offrent à l’arrivée le spectacle bleuté des Alpes et du lac Léman.

 

(à suivre)